Un impôt « spécial » pour les célibataires jugés « improductifs » et à « l’origine de la dépravation des mœurs », une jouissance corporelle tenue pour une « profanation » et un obstacle « physique à la procréation », ou bien encore le conseil d’éviter, pour l’homme, de se montrer en « bonnet de coton la nuit de ses noces » ou celui, pour la femme, d’introduire une gousse d’ail dans sa « matrice » pour savoir si elle est enceinte, on a peine à croire que ces recommandations, d’ordre médical pour certaines d’entre elles, ont pu être prodiguées aux jeunes couples il y a moins d’un siècle. A lire l’étude consacrée aux « secrets d’alcôve » par l’historienne Laure Adler, on prend la mesure des pesanteurs psychologiques qui lestent la société française de multiples conservatismes dès que, si l’on ose dire, le corps est touché de près. L’attachement obsessionnel aux apparences, en particulier celles de l’étiquette si souvent source de plaisanteries chez nos amis européens, n’a peut-être pas totalement disparu dans l’hexagone. Il suffit de voyager à Londres, Berlin ou Madrid pour en constater, par contraste, ses différentes manifestations.
Cette « histoire du couple de 1830 à 1930 » débute par la question de la virginité pour aboutir à celle, tout aussi controversée, des causes acceptables du divorce, longtemps après son rétablissement officiel en 1884. Pauvre Léon Blum voué aux gémonies en 1907 pour avoir proposé une période de concubinage avant le mariage ! Tiré de témoignages ou d’anecdotes dont le tragique le dispute au comique, l’ouvrage nous éclaire sur le long chemin parcouru par la femme dans son combat pour la dignité. La nuit de noces dont la violence l’assimile souvent à un « viol légal » a nourri la réflexion des penseurs et enflammé la plume des écrivains. Et Laure Adler de citer Maupassant qu’elle oppose à Michelet : le premier tient l’institution du mariage pour « aberrante », le second y voit la consécration de l’amour qui « doit le précéder ». Contradiction qui n’est qu’apparente lorsqu’on se souvient des réflexions peu amènes de l’historien sur l’église dans son ouvrage « La sorcière » : « L’autorité disait : “Mariez-vous“. Mais elle rendait cela très difficile, et par l’excès de la misère et par cette rigueur insensée des empêchements canoniques ». Balzac et George Sand convoqués par Laure Adler contribuent à la lente prise de conscience. En témoigne également un texte de 1938 dont l’ironie prêterait à sourire si la douleur inhérente n’invitait pas à la retenue : « Mon mari, explique cette épouse sur sa nuit de noces, a agi de manière irréprochable, comme un dentiste qui arrête sa meule quand le nerf réagit et dit : “rincez-vous la bouche“ dès qu’une détente s’impose » ! Le mariage n’est qu’un commencement. L’hygiène conjugale, appellation pudique pour la fréquence et les manières de « faire l’amour », le problème des maternités à répétition, évoqué par Freud à son époque, amplifient les résonances de ces « secrets d’alcôve ». Les jeunes couples hésitent devant la panoplie audacieuse des moyens contraceptifs. Des époux optent pour la continence de l’homme auquel des théories jugées fantaisistes, quoique reconnues sérieuses par le Tantrisme, font croire que la rétention du sperme « rentre dans la circulation du sang qu’il fortifie pour autant ».
L’église condamne dès 1826 la « redingote anglaise » : son utilisation « entrave les décrets de la providence » laquelle a « voulu punir les créatures par là où elles ont pêché ». Sans parler, selon Laure Adler, des conseils médicaux du tout début du XXème siècle pour une alimentation destinée à favoriser – déjà – le choix du sexe du bébé. La journaliste dénonce en outre la théorie du « haras humain » d’une régénérescence de l’espèce soutenue en 1917 par des sommités du monde médical à la Chambre des Députés. Mais toutes ces « précautions » n’empêchent nullement la catastrophe de l’adultère et celle, subséquente, de la demande de divorce. Là encore le texte de Laure Adler fourmille de précisions empruntées au droit ou, mieux encore, à la littérature psychologique du XIXème siècle. La violence de la nuit de noces, dont Balzac s’étonne qu’elle ne suscite pas davantage de haine, « développe plus le sentiment de plaisir qu’elle ne le satisfait ». L’auteur nous apprend ainsi que la première enquête nationale sur la sexualité féminine a lieu en 1980. On comprend mieux les péripéties historiques qui ponctuèrent la reconnaissance du divorce en France depuis sa première instauration en 1792. Laure Adler se demande si les choses ont vraiment changé en cette fin de siècle. On peut aisément faire écho à ses doutes : censée prévenir les incertitudes d’un engagement à vie, la nouvelle recette du divorce « à la minute » n’a pas renforcé pour autant la tendance aux « unions légitimes ». Ces 30 dernières années, le taux de nuptialité a baissé de 40%. Plus de deux mariages sur trois se terminent par un divorce. En dépit de ses promesses, la téléréalité n’aura donc rien dévoilé sur la rencontre sexuelle des alcôves dont les vrais secrets, on le sait, demeurent à jamais scellés dans un ailleurs indicible.
Laure Adler, Secrets d’alcôve, Histoire du couple de 1830 à 1930, Coll. Pluriel, Hachette Littératures, 2006, 240p., 7,60 Euros ;
Jean-Luc Vannier
Psychanalyste
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