Joseph Canta est le fruit d’une réussite sociale, celle qui a connu son origine dans l’immigration italienne , par vagues successives, à partir de la seconde moitié du XIX ème siècle.
Parti de rien, le petit garçon fétiche, arrivé à pieds du Piémont avec ses parents et ses six frères et soeurs ,en 1878, est devenu au fil des ans une figure de la réussite entrepreneuriale niçoise du début du XX ème siècle. Il aura notamment été l’instigateur et le maître-d’oeuvre de l’urbanisation du quartier Saint-Roch mais aussi de travaux qui auront cours sur la Promenade des Anglais, lui donnant son aspect actuel. San Damiano d’Asti, sa commune de naissance, rend aujourd’hui hommage à Joseph ainsi qu’à Nice , sa ville d’adoption, par la remise solennelle d’une plaque commémorative à ses descendants et par l’inauguration, dans sa rue natale, d’une voie citadine qui portera son nom . Retour sur une épopée singulière .
En 1860, le Comté de Nice est annexé/rattaché à la France. Bon nombre de ligures et piémontais traverseront la nouvelle frontière pour tenter une nouvelle aventure et se sédentariser de manière définitive vers ce territoire familier, à la nouvelle souveraineté.
Plus largement, L’Empire connait une immigration intensive à partir de la seconde moitié du XIX ème siècle, le paysage sociologique du territoire national amorce un nouveau virage .
La cause de l’arrivée massive des membres de cette nouvelle diaspora ?
Principalement, la France connaissait une pénurie de main-d’œuvre , en particulier dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie (usines et mines) et de la construction.
Certains transalpins d’alors voyaient dans le nouveau département des Alpes-Maritimes une manière non insurmontable de changer de vie tout en conservant une affinité ethnique avec les habitants, plus que linguistique ( la langue niçoise encore très largement majoritaire dans les moeurs se rapproche plus du catalan que de l’italien. Mais le dialecte piémontais possède de fortes affinités avec le nissart, chacun pouvant converser, de manière compréhensible , avec l’autre. ).
En cette fin de siècle, Nice et son nouveau département, réparti entre Menton et l’ arrondissement de Grasse seront considérés par ces italophones frontaliers comme un eldorado à portée de main tant les projets monumentaux passent de l’esquisse à la réalisation à la vitesse grand V .
Du piémont profond aux rives du littoral
C’est dans ce contexte historique que naîtra Giuseppe Canta, fils d’Antonio-Lorenzo Canta et de Maria Migliasso. La famille vit dans le Piémont, à San Damiano d’Asti, commune située à 15 kilomètres d’Asti , la capitale provinciale, et à 45 kilomètres de Turin. Le village est géographiquement un » pays » de l’Alto Monferrato, région agricole et viticole .
Le 17 février 1866, Giuseppe voit le jour via Carlo Botta, face à l’église des Santi Cosmi e Damiano dont les statues trônantes ont été offertes par des aïeux de la fratrie Canta.
Le père, Antonio-Lorenzo, est casseur de pierre tandis que son épouse fait des ménages. Dans la difficulté, la récession économique n’aidant pas, cette famille nombreuse voit sa vie quotidienne comme celle de nombreux autre villageois devenir plus pénible chaque jour.
Les Canta sont originaires du hameau de San Antonio et sont bien implantés dans la commune depuis 1790. Leur terre est leur fierté. Aux alentours de 1873-1874, des échos lointains parviennent jusqu’aux oreilles des anciens du village , les décideurs moraux , respectés mais surtout écoutés. « Ceux qui ont vécu peuvent t’apprendre à vivre et même à survivre. Ne leur marche pas devant » , pouvait-on lire en piémontais dans les troquets du coin .
Autour d’un café fumant, les plus vieux jouent leur rôle de sage et discutent avant de prendre une décision pour le plus grand nombre. Cette culture orale et patriarcale avait comme valeur de référendum.
C’est presque une session extraordinaire de la vie populaire de San Damiano d’Asti qui se jouera à l’automne 1877. Des rumeurs persistantes venant de Turin parlent de grands travaux incessants du côté de Nizza Maritima ( nommée ainsi pour la différencier de Nizza Monferrato , autre cité piémontaise) et d’un réveil économique de la région limitrophe à la Ligurie maritime.
Le travail et L’argent couleraient à flot pour qui y mettrait de l’huile de coude. On peut même y faire fructifier ses gains via l’épargne rutilante des banques, la nationalité française est accessible pour le bon travailleur au fil des ans, le pain est meilleur, les liaisons maritimes nouvelles permettent la mobilité, le climat y est paradisiaque ….Voilà le tas de rumeurs colportées alors.
La première nouvelle qui fera grand bruit ,à San Damiano , viendra de la confirmation des premiers départs définitifs de familles entières vers la France, depuis des provinces voisines et au départ de Mondovi. Impensable à l’époque. Les municipalités locales restent de marbre et feignent d’ignorer le phénomène en espérant un essoufflement rapide. A San Damiano d’Asti, les interrogations vont bon train et les têtes fument. Les plus jeunes veulent-ils partir? Les plus vieux ont-ils la volonté de faire un dernier effort et une longue route pour espérer y vivre une retraite dorée?
Les anciens du village, eux, ont le nez fin et sentent les bouleversements poindre. Le jour de la San Rocco ( Saint-Roch), le 15 août, ils font rassembler les familles en vue des préparatifs du festin. Ils évoquent alors pour la première fois les vagues d’émigration vers Nizza Maritima. Ces bruits retentissent à une période de récession économique mêlée aux mauvaise récoltes dues cet hiver-là à des pluies de grêles et aux températures anormalement basses. Il faut faire un choix. Le blé et les vivres vont commencer à manquer. Une vague de départ est souhaitable pour préserver tout le monde. Les plus forts partiront, les plus nombreux aussi. Il faudra au consiglio dei signori, fournir victuailles et animal de trait aux migrants.
L’espoir d’une terre nouvelle à quelques jours de carriole est devenu une réalité. Rassemblés face au Palazzo Carlevaris, les anciens et chefs de famille conversent. Pas de tension, il faut se rendre à l’évidence, une vie plus douce attend les familles concernées et choisies pour le voyage vers la France.
Le 20 juin, la loi Majorana Calatabiano et sa promulgation avait déjà quelque part précipité la décision d’un départ d’une partie des sandamianesi : les bois de plaines et de collines , qui constituent une part importante de la topographie de la vallée, ne sont plus considérés comme forestiers. Les aides du Royaume aux bucherons sont divisées par deux. Ils seront les premiers à partir. La plupart des familles doivent se fournir en bois par leurs propres moyens. L’approche de l’hiver panique en quelques jours les hameaux.
Antonio-Lorenzo Canta parle peu mais agit devant cette myriade d’événements bouleversants traversés par lui et sa sa famille…Eux qui étaient destinés à la sédentarisation perpétuelle …. Avec leurs sept enfants, les époux Canta quittent la Piazza Camisola le 1 er septembre. Ils abandonnent leur modeste masure de nuit pour ne pas éveiller les soupçons. En effet, depuis le 15 juillet, la loi Coppino rend l’instruction élémentaire obligatoire pour les enfants de 6 à 9 ans , dans tout le Royaume d’Italie. La fraîcheur de cette décision rend les contrôles fréquents par les autorités locales.
Giorgio, un vieil agriculteur leur offre un âne et une carriole pour le périple. Il fait encore très chaud, le petit Giuseppe n’a que 6 ans et aide déjà son père aux préparatifs. Sans se retourner , ils cèdent la chaumière à Maria-Elena, une couturière, cousine d’Antonio-Lorenzo Canta.
Péniblement ils rejoindront Turin et la route Royale communément appelée Route du Sel. Don Alberto, le prêtre de San Damiano d’Asti leur avait offert au préalable une vieille carte séculaire, grossière et griffonnée . Celle qui relie Asti à Turin puis au col de Tende. De sa plume, l’abbé tracera à l’encre noire , un semblant d’itinéraire.
Une première arrivée douloureuse à Nice
Les neuf membres de la famille atteignent le col de Tende puis l’entrée du village, après sept jours de trajet, entrecoupé d’haltes plus ou moins courtes notamment à Borgo San Dalmazzo . La frontière est proche, la Roya leur tend les bras . Maria Canta née Migliasso , l’épouse d’Antonio-Lorenzo tombe malade. Ils trouvent refuge dans la chapelle Saint-Sauveur avant d’être pris en charge par des habitants de la vieille ville.
L’état de Maria s’aggravera par la suite. En attendant, cette dernière insistera pour continuer et achever le voyage entrepris . Les Canta atteignent la frontière, cette délégation impressionnante de neuf âmes qui époussette le sol caillouteux de la Route Royale se retrouve aux confins du pays. A l’époque, les zones frontalières sont poreuses, les passages fréquents et les formalités non convenues. L’émigration est ainsi favorisée. L’excuse d’un voyage familiale est bien vite validé.
Maria a besoin de soins. Le clan est parti de son abri de fortune au point du jour. Par chance, une diligence part de Tende dans plusieurs dizaines de minutes. il est 5heures du matin . Antonio-Lorenzo s’acquitte de la somme de 14 francs pour le transfert de sa femme et de son fils aîné à destination de Nice, voyage qui devrait durer 12 heures . Ce dernier aura pour mission d’accompagner sa mater chez Secondo, le premier Canta à avoir débarqué à Nice en 1875 , après des passages à Toulon puis Marseille. Il vit rue Lunel , du côté du port niçois. Ils auront sans doute la charge d’accompagner la mère de famille du côté de l’hôpital Saint-Roch dont la capacité est portée à 220 lits depuis 1873….
Antonio-Lorenzo, lui, reste avec ses 6 autres enfants . Les plus jeunes s’installeront dans la carriole ou sur le dos de Nido, le mulet, puis se remettront en route dès le lendemain. Giuseppe, alors âgé de douze ans, finira le périple à pieds .
Des zones d’ombre entourent la fin de ce voyage qui s’achèvera par une arrivée dramatique dans la cité d’azur. La Madre, Maria, voit son état s’aggraver.
Les médecins la disent condamnée. Au début de l’année 1878, elle s’éteindra dans sa fraîche ville d’adoption.
Le Padre, Antonio-Lorenzo, a trouvé un emploi de boulanger du côté de Nice-Est. Devant la fatigue et la difficulté d’élever seul ses sept bambini, l’homme mûr abdique de moitié : les plus jeunes rentreront à San Damiano d’Asti, accompagnés par Carlo, l’aîné qui fera l’aller-retour Nice-Piémont.
Giuseppe et trois autres frères retrouvent la terre de leur enfance. Maria-Elena la vieille cousine célibataire , légataire de la maison familiale dès leur départ, les prend en charge après la surprise de leur arrivée.
Les jeunes retournent à l’école communale. Cette arrivée impromptue ne manquera pas de délier les langues sur cette vague d’émigration surtout du côté des autorités municipales, qui plus ou moins fermeront les yeux sur ces mouvements.
Un retour gagnant et une réussite exponentielle
Les années passent, Giuseppe , devenu un grand jeune homme, a obtenu un poste de cocher à Asti. Il suivra par la suite une formation d’asphalteur, une profession en vogue, dans la région du Canavese ( province de Turin) , à 115 km de là . Une technique fortement utilisée pour la réfection des chaussées et trottoirs , notamment dans le sud-est de la France.
Giuseppe Canta n’a pas perdu de vue l’idée de rejoindre le reste de sa famille, à Nice. Le destin l’y aidera en février 1887, lorsqu’une nouvelle terrible parvient aux oreilles du jeune adulte.
Un crieur public de fortune, rassemblera les habitants face à la mairie pour leur signaler qu’un terrible tremblement de terre vient de frapper la province d’Imperia mais surtout l’ancien Comté de Nice. Des millions de victimes sont à déplorer ( en réalité 8 morts seront décomptés dans les Alpes-Maritimes, plus de 1000 , en Ligurie) .
Les villageois sont bouleversés, bon nombre des membres de leur famille ont tenté l’aventure niçoise. Giuseppe, entre inquiétude et fantasmes ( que sont devenus ses père , frères, sœurs et cousins?) souhaite retourner à Nice pour y travailler et surtout s’assurer que sa famille va bien. Il soumet une idée à son formateur , Giovanni Ferrero-Vercelli, de passage cette semaine-là du côté de San Damiano; celle de lui proposer de louer ses services d’asphalteur, en France.
L’idée séduit le chef d’entreprise , qui possède également de la famille à Nice, sa fille Maria Teresa Ferrero-Vercelli y est née en 1872 et est restée avec sa mater en tant que débitrice de légumes. Giovanni s’inquiète également pour les siens mais un tel voyage ne s’improvise pas. Après de longs préparatifs , Giuseppe et son employeur ne quittent le Piémont qu’un an plus tard, en 1888.
Les familles des deux hommes vont bien , le séisme aura largement épargné les vies humaines sur la flanc français. Giuseppe fera la connaissance de Maria Teresa ,la fille de Giuseppe ( qu’il épousera un an plus tard, en 1889) , en même temps que sa découverte de ce qu’on appellera bientôt la Côte d’Azur, avec ses palaces, son climat, son atmosphère insulaire malgré la terre tout autour.
Le jeune homme de 22 ans est séduit. Il est déclaré en tant que maçon et apprend toutes les ficelles du métier. Il logera avec son épouse aux alentours du port de Nice, au siège de l ‘Entreprise générale de toiture et terrasses en asphalte et cimenterie volcan
Les années passent , l’activité est florissante, Giovanni, le désormais vieux beau-père de Giuseppe, confiera les rennes de la société à ce dernier. En effet, le patron Ferrero-Vercelli, autoproclamé retraité, ralliera définitivement le Piémont et son village de Bairo pour le règlement d’affaires familiales urgentes.
Nous sommes dans les années 1900, après avoir vécu boulevard Pierre-Sola, Giuseppe en homme actif , naturalisé français en 1907 en même temps que ces quatre enfants ( et devenu par la même Joseph Canta) , s’impliquera de plus en plus dans la vie locale. Il s’installera quartier Saint-Roch avec son épouse et sa progéniture. Il deviendra le Président du Syndicat d’initiative du secteur Saint-Roch -Million de Veraillon et membre actif du comité des fêtes de Nice. Son implication dans le monde carnavalier demeure de plus en plus importante et appréciée.
Homme populaire, droit et avec un franc-parler, il obtient peu à peu la confiance de la municipalité qui lui confie une part importante des travaux qui auront cours sur et autour de la Promenade des Anglais, lui donnant son aspect actuel.
La circulation automobile commence à poser des problèmes dès les années 1920, d’importants travaux entre l’Opéra et le boulevard Gambetta sont opérés. Joseph Canta y prend une large part.
Avant ça, lui et son entreprise auront procédé à plus de la moitié du revêtement de la chaussée de la Promenade des Anglais, au pavage des trottoirs et à l’étanchéité de néo casinos, hôtels et résidences grand luxe construites à l’époque. Un travail de longue haleine qui lui aura valu la reconnaissance de la Ville . Parallèlement, il procédera à la modernisation et à l’urbanisation du quartier Saint-Roch, où il résidera jusqu’à sa mort en 1937. Après, la guerre, le maire Jean Médecin, associé aux habitants de son quartier, instigateurs de l’initiative, inaugurent une voie privée qui portera son nom : l’Impasse Joseph Canta , qui existe toujours aujourd’hui.
Joseph Canta aura eu deux petits-fils de renom: Joseph-René Canta, résistant français, fondateur du groupe FTP René Canta opérant dans les Alpes-Maritimes notamment sur Nice-Ville. Il fut l’un des principaux artisans de la libération de Nice, le jour de l’insurrection du 28 août 1944 et avant ça, tout au long du conflit, par des manœuvres destinées à enrayer l’Occupation.
Louis Canta, né à Contes, le 16 août 1921, avait également pour grand-père, Joseph Canta. Médaillé durant la seconde guerre mondiale et blessé au combat, il deviendra par la suite inspecteur puis commissaire divisionnaire de la police nationale. C’est ce dernier, peu avant sa mort en 2006 , qui lancera l’idée d’une reconnaissance posthume de son aïeule.
L’idée faisant son chemin, près de dix ans plus tard, ses descendants contactèrent la commune de San Damiano d’Asti, cette municipalité piémontaise n’étant pas même pas au fait de l’existence d’une rue portant le nom de l’un de ses ressortissants. Très rapidement, le président du Pro Loco ( Syndicat d’Initiative) , Mario Rolfo, en avisera le maire qui convoque un conseil municipal extraordinaire dans la semaine, pour cette seule délibération. A l ‘unanimité, le nom de Giuseppe Canta, son nom de naissance , trônera désormais dans l’une des ruelles de la vieille ville. Pour l’occasion, une plaque commémorative, en double exemplaire, sera remise à la famille du niçois d’adoption, par l’intermédiaire de Luca Quaglia, adjoint aux manifestations. .
On peut y lire en italien : San Damiano d’Asti est fière de compter parmi ses concitoyens, Giuseppe Canta, né le 17 février 1866 ,qui, émigrant dès son plus jeune âge en France, a su obtenir gratitude publique et estime par l’honneur de l’existence d’une rue portant son nom dans la ville de Nizza Maritima ( Nice )