Une biographie d’Abraham est-elle possible ? On comprend les multiples hésitations émises par Raphaël Draï dès les premières lignes de son ouvrage. D’autres spécialistes et non des moindres l’ont précédé dans cette entreprise à haut risque. Celle d’évoquer un personnage biblique, descendant direct de Noé et considéré depuis comme le père incontesté des trois principaux monothéismes. Sans résoudre fondamentalement la querelle des sources historiques, l’auteur choisit l’approche psychanalytique, fidèle au principe d’un arbitraire du signe qui fait justement sens. Cette option offre, selon lui, la capacité d’exploiter positivement les « approximations, voire les contresens » des allers et retours entre la traduction dite du Rabbinat et les autres textes de langue française. « Outil éclairant » et nonobstant son « voyeurisme », la littérature « kabbalique » vient rehausser ces traces comme l’aquarelle accomplit ce travail pour le dessin. Car en hébreu, insiste l’auteur, « toute lettre est simultanément chiffre et signe ». Chaque expression biblique essentielle dans la vie d’Abraham sera donc passée au crible d’une polysémie à la fois littéraire et arithmétique.
D’où son attention particulière portée à la cinquième des vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque. Le « hei » devient d’autant plus central que le Tétragramme, nom imprononçable du Créateur, la redouble en son sein. Bisexualité originaire et parfaite comme aurait pu le soutenir le spécialiste de la Kabbale Charles Mopsik selon lequel le mâle et la femelle, réunis dos-à-dos dans l’androgyne, en se séparant pour se retourner et se faire face, se seraient à jamais perdus. Comme une parole que d’aucuns recherchent depuis des lustres.
L’insertion dans un nom propre de ce « hei » traduit à la fois selon Raphaël Draï une « rupture » et « un rééquilibrage ». C’est seulement lorsque Abram devient Abraham par l’introduction divine de cette lettre dans son nom qu’il s’autorise la rencontre avec Saraï, elle-même devenant par une opération identique Sarah et mère de sa descendance. Etrange circonstance, expliquait un jour à Nice le psychanalyste Henri Cohen Solal, que ce paradigme du Judaïsme qui consacre le processus absolu de filiation par un acte tout aussi complet de séparation. Voire de ruptures selon d’autres auteurs comme Jean Soler qui y voit la condition explicite du renouvellement de l’Alliance: circoncision du sexe mâle, court-circuit d’un jour de la semaine et coupure alimentaire (Vie et mort dans la Bible, 2004). Dans la déchirure entre Abram et son père, commandée par la formule divine « lekh lekha », Raphaël Draï préfère toutefois déceler une invite à l’introspection, un « mets-toi en chemin vers toi-même ». En clair, un simple éloignement qui s’effectue à partir du noyau paternel plutôt qu’une injonction à l’abandon.
Au fil de sa passionnante étude, d’une richesse symbolique qui rend parfois son intelligibilité ardue pour les non-spécialistes de la culture hébraïque, Raphaël Draï égrène les notions essentielles susceptibles d’aider le « profane » à décrypter les moments clefs dans la vie du patriarche. Celle-ci est présentée au lecteur sous la forme de dix épreuves qui se substituent aux traditionnels chapitres. Chacune d’entre elles semble le mettre au défi de son « émouna », sa foi intangible dans la Parole créatrice au point d’accepter jusqu’à l’ultime, le sacrifice de son fils Isaac.
Dans cette biographie d’Abraham, lettres et chiffres s’emboîtent mystérieusement pour révéler un sens caché des commandements divins. « En les invoquant », disait Matthias Delacrout, un kabbaliste polonais du XVIème siècle, « ces paroles vivantes et substantielles possèdent des facultés spécifiques qui agissent à la manière de teintures médicinales ». L’interprétation du psychanalyste est donc loin d’épuiser – tant s’en faut – toutes les possibilités de compréhension des origines du monde. Et a fortiori celles qui concernent sa destinée.
Raphaël Draï, « Abraham ou la recréation du monde », Editions Fayard, 2007, 577 p., 26 Euros.