Le Caucase, c’est loin. Et par surcroît dangereux. A lire l’impressionnant ouvrage que lui consacre le grand journaliste suisse Eric Hoesli, on découvre avec surprise que cette région a été, depuis le tout début du XVIIIème siècle, l’objet de convoitises des puissances étrangères. Des plus proches comme des plus éloignées. D’où le fil conducteur de cette « épopée du Caucase » laquelle, aussi ancienne soit-elle, procure, selon l’auteur de riches enseignements pour l’actualité géopolitique contemporaine: espace territorial situé aux marges de la Russie ce qui autorise son contournement, manipulation des autochtones dans un « Grand jeu » élaboré par la Grande-Bretagne, menées de l’Empire Ottoman qui recherche l’affaiblissement de Moscou, naissance d’un Islam rassembleur de peuples révoltés et, plus tardivement, compétition internationale pour l’exploitation des gisements de pétrole, bref, autant de clefs décisives pour appréhender, dans le temps et jusqu’à nos jours, cette partie complexe du monde.
« La guerre est entrée dans le budget impérial de la Russie dès 1777 », explique l’auteur. La cause officielle : « la défense des Chrétiens, capturés par des peuples montagnards ». Ces territoires forment en fait des poches de rébellion à l’intérieur de l’espace tsariste. Phénomène d’autant plus intolérable que la fronde s’est constituée sous la « bannière de l’Islam combattant afin d’unir des communautés très différentes ». Dès 1824, les Russes notent en effet la présence parmi les troupes tchétchènes de prédicateurs venus du Daghestan voisin. Et qui appellent déjà à la « ghazawat », la guerre sainte contre la Russie. Les vagues militaires successives de l’Empire viendront néanmoins se briser contre la résistance caucasienne. Des milliers de soldats y laisseront leur vie, de nombreux généraux leurs étoiles. Eric Hoesli raconte l’épisode de la vie de Djamal-Eddine, fils du chef suprême des rebelles, le fameux Chamil lequel, cerné de toutes parts, se rendra au commandement russe le 25 août 1859. Récupéré dans son plus âge après une manœuvre des troupes russes, élevé dans les meilleures écoles de cadets de Saint-Pétersbourg, Djamal-Eddine devient officier et fréquente assidûment la Cour impériale. Il y prend goût. Il est rendu à son père Chamil contre des aristocrates russes faits prisonniers par les montagnards de ce dernier. Mais le travail d’acculturation aura fait son œuvre : incapable de retrouver ses racines culturelles, isolé parmi les siens, il sombre dans une terrible dépression et meurt à l’âge de vingt-sept ans.
Si l’ère de Chamil se termine un an après celle de son fils, sa légende et l’inspiration qu’elle suscite ne font que commencer. Elles alimenteront une opposition déterminée au régime soviétique qui revêtira, pendant la IIème guerre mondiale, diverses formes de collaboration avec les Nazis perçus comme des libérateurs du joug communiste. L’accès au pétrole caucasien devient rapidement un enjeu majeur pour les troupes de la Wehrmacht. Leur défaite devant Stalingrad signe la fin de leur rêve et annonce le cauchemar pour les populations abandonnées à la vengeance de Staline. Massacres de Tchétchènes, de Daghestanais, de Balkars et d’Ingouches, exil forcé au Kazakhstan pour les survivants sous la conduite des troupes du NKVD dirigées par Béria lequel signe un télégramme au chef du Kremlin : « la déportation a commencé, Camarade, tout se passe bien ».
L’histoire du Caucase ne connaît même pas de répit. Après la conquête des terres intervient celle des richesses pétrolières. L’érudition de l’auteur nous replonge dans les premiers moments de cette compétition entre puissances autour de l’or noir. Rivalités entre Bakou et les autres Etats riverains de la Caspienne, lutte entre les grandes compagnies privées chargées de l’exploitation avec, en toile de fond, les visées stratégiques qui décident du tracé des oléoducs.
En se concentrant sur ces trois grandes périodes, aidé par une écriture à la fois vivante et par une documentation rigoureuse, Eric Hoesli donne de l’histoire du Caucase et de celle de ses peuples, une vision dynamique et fidèle. Interrogés, des membres de la communauté tchétchène de Nice, tous adeptes de la lutte sportive, véritable discipline nationale dans leur pays, reconnaissent cette filiation cultuelle à l’Imam Chamil. Et même si la majorité ne se reconnaît pas dans la figure de leur nouveau président, nommé sous la pression de Moscou, nul doute que de nombreux jeunes Tchétchènes n’entendent pas renoncer, contrairement à leurs ancêtres, aux plaisirs de la vie, y compris ceux que leur offre la capitale russe. A l’image de l’anecdote sur le fils de Chamil, Djamal-Eddine, la modernité pourrait de ce point de vue, se révéler à terme le meilleur allié de la Russie.
Eric Hoesli, « A la conquête du Caucase, Epopée géopolitique et guerres d’influence », Editions des Syrtes, 2006, 683 p., 31,50 Euros.