Nice Premium : Jean Marie Tarragoni, comment analysez-vous à froid ce qui vous est arrivé lundi dernier ?
Jean-Marie Tarragoni : L’analyse est vite faite. Ceux qui ont ouvert le feu sur notre façade, et éventuellement leur commanditaire s’il y en a, ont cherché à faire passer un message. Etait-ce pour des articles passés ou à venir ? Je n’en sais rien. Ce qui est certain c’est que nous avons dérangé suffisamment pour que quelqu’un prenne le risque d’une fusillade qui peut l’envoyer en détention pour quelques années s’il venait à être confondu.
Ceci dit, je n’exclus aucun scénario, pas même un acte de provocation organisé pour orienter les soupçons sur tel ou tel. Vu l’acharnement, le nombre d’impacts et la tentative selon moi de briser aussi les vitres, il y avait peut-être l’idée de pénétrer à l’intérieur de nos locaux pour tout saccager. Je n’écarte aucune hypothèse.
NP : A votre avis, pourquoi avez-vous été la cible de cette fusillade ?
JMT : Quand on tire avec un fusil sur des journalistes c’est pour leur interdire de rendre compte. Quand on vise leurs locaux, c’est en général pour créer un contexte autour du média. C’est un message qui s’adresse à tout le monde. Il signifie que l’on veut nous marginaliser, nous inquiéter et nous décourager de comprendre et de publier.
NP : Avez-vous eu à déplorer d’autres tentatives d’intimidation ces derniers temps ?
JMT : Non. Aucune tentative d’intimidation ou menace. Le Standard a été plutôt bien accueilli dans la population et le reproche le plus grave que nous avons eu à essuyer est que son mode de diffusion gratuit pour la version papier ne permet pas de l’avoir régulièrement pour ceux qui aiment le lire. Mais le site internet est là pour être consulté chaque jour et s’étoffe chaque semaine. Nous allons mettre en ligne les 8 numéros parus dans les archives et ainsi les lecteurs pourront se faire une idée par eux-mêmes sur qui peut être dérangé par nos écrits.
NP : Nice Matin est aussi au centre d’une belle polémique. Pensez-vous qu’il est plus difficile d’être un média à Nice plutôt qu’à Paris, Lyon ou Marseille ?
JMT : Une chose est certaine, il y a bien des gens qui se promènent armés dans Nice ! J’ai proposé à Nice-Matin de témoigner en leur faveur : ils fournissent les armes qu’ils ont achetés et nous les projectiles que nous avons reçus. C’est une boutade bien sûr. La polémique entre le procureur de Montgolfier et le PD-G de Nice-Matin, Michel Comboul est passionnante pour les gens de Médias et les juristes. Le grand public comprendra moins à mon sens les subtilités des arguties qui s’opposent entre la délivrance d’une information de presse issue d’une enquête sur un sujet dangereux et son contrôle par le Parquet.
Nice-Matin a reconnu avoir commis une faute en ne légendant pas correctement sa photo. C’est un mea culpa qui l’honore. Le parquet est à bon droit dans son rôle quand il s’inquiète de vérifier auprès des intéressés la réalité d’un trafic d’arme. Il a en charge la sécurité publique. On touche là aux limites des droits et devoirs d’un journaliste et son rapport à la société et aux autorités.
En 1992, j’ai eu un cas de conscience quand il m’a fallu choisir entre la publication d’un « scoop » hors du commun et le devoir de me rapprocher de la Justice sur une affaire de trafic d’armes de guerre. C’était lors de l’affaire du réseau terroriste d’extrême-droite qui avait fait sauter le foyer Sonacotra de Cagnes sur Mer et un local CGT de Cannes. Il y avait eu mort d’homme. J’avais obtenu grâce à une source proche des terroristes, la liste des armes qu’ils détenaient et le nom de trois membres du commando. La police judiciaire, les renseignements généraux, le Parquet, la Préfecture. Tout le monde était sur les dents. J’ai choisi de partager mon information. L’accueil goguenard qui me fut réservé me vexa un peu, puis il céda vite la place à un vent de panique quand il fut avéré que je détenais des informations plus précises que la Police. On me pria de ne rien révéler car un coup de filet était en préparation. J’ai demandé que mon contact ne soit pas inquiété. Il n’avait pas participé aux évènements et faisait acte de courage en nous informant. J’ai renoncé à publier. L’affaire se termina par l’arrestation de tous les auteurs des attentats. La conférence de presse qui suivit donna tous les détails de l’enquête. Bien entendu, les informations que je détenais n’étaient plus exclusives et personne n’a voulu croire que nous avions eu les éléments avant le coup de filet quand nous publiâmes le récit de notre enquête.
Mais encore aujourd’hui je ne regrette rien. Il y avait eu mort d’homme et risquer de faire échouer des arrestations de criminels eut été insupportable moralement. Ce qui est difficile, ce n’est pas d’être dans une ville plutôt qu’une autre. C’est la qualité des relations entre les journalistes et les autorités locales ou d’Etat. La Presse a son degré de responsabilité dans ces relations car elle méconnait souvent les exigences des missions des fonctionnaires d’autorité.
NP : Quelles sont les suites que vous comptez donner à cette affaire ?
JMT : Nous avons déposé plainte. L’enquête suit son cours. Elle sera forcément difficile. Nous sommes dans l’attente du résultat de ce qui est entrepris. Mais désormais je fais plus attention à la sécurité de mes journalistes et salariés. Je suis aussi plus vigilant. Tout en sachant qu’on ne peut être sur ses gardes tout le temps et que nous n’avons pas à nous imposer une discipline particulière pour travailler. Le directeur de cabinet du Préfet a donné des consignes à la Police Nationale pour notre tranquillité. Nous lui en sommes reconnaissants.
NP : « Ce qui ne me tue pas, me rend plus fort ». D’accord avec la maxime de Nietzsche ?
JMT : Non. On peut rester invalide. Je préfère Kipling : « Si tu peux voir anéanti d’un coup ce que tu as mis une vie à bâtir et sans dire un mot te mettre à reconstruire… Tu seras un homme mon fils ». Pardonnez-moi mais il faut que j’aille reconstruire les vitres de mon bureau.
NP : Enfin, que diriez-vous aux personnes qui ont fait feu sur la vitrine de votre journal ?
JMT : Tout d’abord, j’espère qu’ils n’ont pas été blessés. Vu les ricochets des projectiles qui sont revenus vers ce qui semble être la position de tir, on peut le craindre. Ensuite, s’il ne s’agit pas d’un acte personnel d’un bilieux atrabilaire, et s’il ou ils étai(en)t en mission commandée, je leur propose de remettre aux policiers l’arme (les armes ?) et les projectiles qu’ils leur reste et de dire pourquoi ou pour qui ils ont fait cela.
Je suis prêt à offrir 50 000 euros de mes deniers personnels contre la restitution de (ou des) l’arme(s) et munitions et un témoignage probant et circonstancié sur cet attentat. J’imagine qu’un « trafic » d’armes dans ces conditions là ne sera pas désapprouvé par le Procureur. Je promets par ailleurs que je ne demanderais pas de dommages et intérêts à ou aux auteurs s’il(s) se dénonce(nt). Ils auront juste la perspective de collaborer avec la Justice et de recevoir une somme rondelette leur procès terminé.