Entre la femme tunisienne, la musulmane et la psychanalyste, Olfa Youssef ne peut choisir qu’une seule issue : l’ambiguïté. Celle, bien établie si l’on ose dire, entre le signifiant et le signifié dans le travail analytique. Celle aussi du mystérieux « continent noir » de la féminité évoqué par Freud ou de la « femme pas toute » conceptualisée par Lacan. Mais la Musulmane peut-elle oser cette ambiguïté coranique, celle des interprétations multiples, pluri-directionnelles, en fin de compte discutables, pour définir la voie censée guider sa vie au quotidien ? A ceux qui commettraient l’erreur de tenir le titre de son ouvrage pour une marque de prudence inquiète, Olfa Youssef oppose, par son contenu, prolongement d’une thèse d’Etat sur « la pluralité des sens du Coran » doublée d’une analyse, un démenti des plus formels. Elle revendique également une heureuse filiation : Françoise Dolto l’a précédé dans une lecture identique des Evangiles. Mais contrairement à l’Islam actuel, le Christianisme vivait une période moins troublée. Son étude n’en revêt que plus de courage et d’intérêt.
L’ambiguïté du texte, explique l’auteur, peut provenir du passage de l’oral à l’écrit, au moment de la recension et du rassemblement sous le califat d’Othman, de toutes les sources éparses de la Récitation divine. Fondamentalement, explique Olfa Youssef, c’est « Dieu » lui-même qui a « choisi cette ambiguïté ». Et l’auteur de mettre en exergue certains versets qu’elle considère comme la preuve irréfutable de cette ambivalence initiale. Le Verset 7 de la Sourate 3 en est l’éclatant paradigme : il reconnaît l’existence de versets « équivoques », que seuls les fidèles qui « inclinent à l’égarement » chercheront non seulement à relever mais pire, à « interpréter ». Equivoque dans l’équivoque, selon la psychanalyste et l’exégète, puisque la construction alambiquée de la phrase ne permet pas totalement de savoir si l’interprétation est « réservée à Dieu ou s’Il la partage avec les hommes de science ». A partir de cette grille « ouverte » de lecture, Olfa Youssef dissèque les points les plus souvent controversés du texte coranique : châtiments corporels infligés aux femmes, interdiction du vin, liberté de croyance et guerre sainte. Elle rappelle au passage le verset 256 de la Sourate « La Vache » : « Nulle contrainte en religion ». Particulièrement fouillée et étayée sur des connaissances solides, son étude propose une lecture moderne, adaptée mais aussi « lumineuse » du Coran. En présence de versets contradictoires, le principe de l’abrogation contextuelle et non diachronique, fondé sur la discipline « Asbâb al-nuzûl », les conditions de la révélation, doit être appliqué : il convient de retenir le « verset qui sied le plus au contexte ». Ceux d’entre eux qui prônent la liberté de culte l’emportent donc sur ceux qui appellent à combattre les mécréants. Il en va de même pour la « polygamie à quatre épouses », transition, selon l’auteur, entre une « polygamie préislamique où le nombre de femmes était illimité » et une « monogamie conforme à l’esprit coranique mais impossible à instaurer subitement à l’époque du Prophète ». Entre le Coran originel, le « Umm al-Kitab », la mère du Coran ( Ibn ‘Arabi ne relève-t-il pas qu’en arabe, tous les termes qui marquent l’origine et la cause sont du féminin ?) et le Coran verbalisé (récité) existerait une perte du sens de l’intention divine. D’où les interprétations et conseils prodigués par les Ulémas et destinés à rassurer les Musulmans à la recherche de réponses définitives. Au croisement de la psychanalyse et de la foi musulmane, Olfa Youssef se retrouve dans les pensées d’Ibn’ Arabi : c’est au fond de lui-même que l’homme peut trouver l’essentiel du message divin, joignant ainsi sa voix à celle d’autres auteurs tentés par le même chemin de lumière (cf Abdennour Bidar, « Self Islam », https://www.nicepremium.fr/article/islam-et-antisemitisme-l-ombre-de-teheran-et-la-lumiere-du-livre.1463.html ).
Cet « Orient des lumières » fut justement au cœur des travaux du philosophe, spécialiste du soufisme et de l’Islam chiite, Henry Corbin dont l’un des ouvrages majeurs « L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’ Arabi » vient d’être, pour le plus grand bonheur des passionnés du sujet, réédité chez Médicis-Entrelacs (Dervy). Dans sa préface, Gilbert Durand, l’associé et ami de toujours, livre une anecdote révélatrice sur celui qui passa sa vie à tenter de comprendre sans jamais en rechercher une quelconque gloire, les ressorts les plus intimes de l’Islam. Lui demandant un jour pourquoi il n’avait pas franchi le pas, comme René Guénon à la fin de sa vie, de devenir musulman, il répondit : « à cause du prologue de l’Evangile de Jean… ». Entre Verbe incarné et Message délivré par le Coran, la seule vérité de cet érudit était la recherche de cette dernière, située dans un va-et-vient incessant entre ce qui existe du divin dans l’être humain et ce que Dieu offre à l’homme lorsque ce dernier sait reconnaître et atteindre cette part d’ineffable en lui. La « conquête du temple » commence donc pour Henry Corbin par le sien propre. Il peut alors glisser ses pas dans ceux du Maître Ibn’ Arabi, « une de ces fortes et rares individualités spirituelles qui sont à elles-mêmes la norme de leur propre orthodoxie ». Le divorce, dans l’Andalousie de l’époque, entre l’Islam « légalitaire » et l’Islam « mystique », entre Averroïsme et Avicennisme, provoque la départ de Ibn’ Arabi vers le Proche et Moyen-Orient. Au plus grand bénéfice de l’Iran, creuset fusionnel d’une rencontre renouvelée et réconciliatrice entre philosophie et expérience mystique. Le jeune maître iranien Sohravardî (1155-1191) et le maître andalou Ibn’ Arabi (1165-1240) cheminent ensemble. Leurs pensées se côtoient : « théosophie des lumières » qui croise les idées de Platon avec l’angélologie zoroastrienne et notion de « création récurrente », d’« imagination » située dans le cœur du fidèle et inspirée par le souffle mystérieux et invisible, le « Soupir de Compatissance » (Nafas Rahmani), d’un maître intérieur. Les deux sont à même d’épouser la notion de « tâ’wîl », exégèse spirituelle ésotérique du chiisme. « Que celui qui veut connaître le soupir divin, connaisse donc le monde car quiconque se connaît soi-même, connaît son Seigneur qui se manifeste en lui ». On comprend pour quelle raison Ibn’ Arabi porte aussi le nom de Ibn’ Aflâtun « fils de Platon ». Ce « ministère de nature initiatique », destiné à montrer à « soi-même le sens interne et caché d’une révélation prophétique » suffit, raconte Henry Corbin, pour « répandre l’alarme chez les autorités jalouses », gardiennes de la doxa sunnite. L’enjeu dépasse de loin la seule religion musulmane et concerne les deux autres monothéismes. En s’émancipant de la religion littérale, en acceptant d’échapper aux enjeux de dogme et de pouvoir, cette direction toute spirituelle, « dialectique d’amour » selon le maître andalou, restaure les conditions et la voie d’un dialogue entre les révélations, affirme l’élève de Massignon. La Gnose mystique peut réunir, à tout le moins rassembler Judaïsme, Christianisme et Islam et prodiguer à ses adeptes une renaissance. Peut-être Henry Corbin fournit-il lui-même dans cet ouvrage, des éléments éclairant son énigmatique réponse à Gilbert Duran ? Dans la perspective d’un « retour sur l’origine », il cite un vers attribué à Hallâj (857-922), considéré comme l’un des plus grands mystiques musulmans, et que ce dernier élabora à partir d’un verset de l’Evangile de Jean, « connu et médité par les Spirituels de l’Islam » nous dit Corbin : « N’aura point accès au royaume des cieux qui n’est pas né deux fois ».
On l’aura compris : l’interprétation analytique d’un sens « Autre » du Coran proposée par la psychanalyste Olfa Youssef ne s’oppose pas à l’extraordinaire foisonnement spirituel des travaux de toute une vie d’Henry Corbin. Celui-ci affirme dans un des nombreux appendices de l’ouvrage que le « sympathétisme par l’Imagination active » sort renforcé des recherches en psychologie analytique : « chacun apporte avec lui l’Image de son propre Seigneur et c’est pourquoi il se reconnaît en lui ». La réciprocité de cette sympathesis intervient en fonction de chaque « autre », selon « la connaissance qu’il a de soi-même ». Entre Dieu et son fidèle: une même Lumière.
Olfa Youssef, « Le Coran au risque de la psychanalyse », Coll. « L’Islam des lumières », Editions Albin Michel, 2007, 214 p., 16 Euros.
Henry Corbin, « L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi », Editions Entrelacs-Médicis (Dervy), 2006, 395 p., 20 Euros.