Imaginons un instant – un court instant seulement pour ceux et celles que cette pensée spéculative pourrait rebuter – que la Turquie soit devenue membre à part entière de l’Union Européenne. Forte de son poids démographique et de son influence politique subséquente au sein des institutions de Bruxelles, qu’adviendrait-il alors des poussées nationalistes et des sursauts militaristes tels que nous les donne à voir l’actuel gouvernement du premier Ministre Recep Tayyip Erdogan ?
Faudrait-il, par solidarité européenne, envisager de suivre la réaction prévisible d’Ankara au vote par la Commission des Affaires étrangères du Sénat américain d’un texte reconnaissant le génocide arménien perpétré en 1915 sous l’Empire ottoman ? Les Etats membres de l’Union devraient-ils tous rappeler pour consultation leurs ambassadeurs présents à Washington ? Hypothèse totalement invraisemblable qui possède néanmoins un double mérite: celui, en premier lieu de montrer le caractère incontrôlable, voire déstabilisant pour une Union qui se cherche encore, d’une Turquie, toujours prompte aux réactions épidermiques lorsque son histoire est mise en cause. Celui, ensuite, d’accentuer l’illusion d’une « harmonisation complète » et à terme des diplomaties européennes. L’ancien Ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, « missionné » par le président de la République sur ces questions, l’affirme d’ailleurs sans détour : « Il y aura demain comme aujourd’hui une politique étrangère française, et britannique, et allemande… ». Au moment même où le président turc Abdullah Gül jugeait la décision américaine « inacceptable », le Haut Représentant européen pour la Politique Etrangère et de Sécurité, Javier Solana, recevait le président arménien Robert Kotcharian qui se félicitait bien au contraire de l’initiative outre-atlantique. Les faits sont têtus.
Mise à part sa présence dans l’OTAN, ce n’est pas non plus dans le domaine militaire qu’Ankara pourra trouver grâce aux yeux des Européens, peu enclins à laisser un de leurs membres développer un dangereux conflit aux portes de l’Union. Certes, Bruxelles a inscrit sur la liste des organisations terroristes les clandestins du PKK, responsables des attaques meurtrières contre les soldats et les policiers turcs dans le sud-est de l’Anatolie. Exaspérées, les autorités d’Ankara devraient obtenir l’approbation du Parlement pour lancer une offensive militaire transfrontalière censée venir à bout des ces rebelles kurdes. Mais la procrastination européenne – s’inquiéter par un « message adressé aux amis turcs » de cette « éventualité de complication supplémentaire de la situation en Iraq » – en dit long sur l’absence de moyens de cette diplomatie obligée le plus souvent de recourir aux formulations de principes sans grande portée, seul plus petit dénominateur commun acceptable par les Vingt-sept Etats membres. Bruxelles aurait pu, à tout le moins, rappeler aux responsables de l’AKP au pouvoir le peu de résultats d’une opération identique nommée « acier » et lancée avec la même finalité au milieu des années 90.
Sur le plan intérieur enfin, le nouveau président Abdullah Gül envisage de demander une modification de la Constitution pour imposer la levée de l’interdiction faite aux étudiantes de porter le foulard islamique dans les universités, suscitant la crainte d’une remise en cause des principes fondamentaux de la laïcité. Dont la philosophie inspire, rappelons-le, le nouveau Traité constitutionnel européen.
Autant d’éléments qui détendent plus qu’ils ne resserrent les liens de la Turquie avec l’Europe. On peut toujours arguer du fait, à l’image de certains dirigeants européens, que dans une vingtaine d’année, la Turquie aura évolué. « Quatre-vingt-quatre après sa fondation, les problèmes religieux, kurde et arménien n’ont pas changé » répond en écho un professeur de l’Université Bahçesehir. Reste donc la vigilance des peuples. Cette dernière ne risque-t-elle toutefois pas d’être contournée et, comme le prédisait un homme illustre, de se laisser imposer ce qu’elle refuse « dès qu’elle aura le dos tourné » ?