« Noli foras ire, in te ipsum redi; in interiore homine habitat veritas ». Inutile, expliquait Saint Augustin, d’aller chercher à l’extérieur une vérité que l’homme peut trouver dans sa conscience intérieure. Ou dans son temple intérieur si l’on adopte la pensée du maître du chiisme mystique Henry Corbin pour lequel « le contemplateur, la contemplation et le temple ne font qu’un ». La métamorphose qui s’opère dans le temple, insiste-t-il dans une réédition bienvenue de son ouvrage « Temple et contemplation » aux éditions « Entrelacs » et dans lequel ses successeurs ont voulu discerner un testament spirituel, c’est celle de l’homme qui l’amène à « naître en lui-même ».
Sa première rencontre avec l’œuvre du théologien iranien Sohravardî, écrite au XIIème siècle, remonte à 1929. Corbin découvre dans un manuscrit donné par Louis Massignon une invitation au voyage de l’Occident vers l’Orient, amorce à la fois d’un retour sur soi et expression d’un souhait de mêler Islam et philosophie des Lumières pour trouver cette « confluence des deux mers » si chère au penseur perse. De sa lecture, Henry Corbin posera, explique Gilbert Durand dans l’introduction, une « pierre fondamentale » de son temple. Bien loin du syncrétisme dont l’érudit français s’est toujours méfié, l’ouvrage suggère rapidement au lecteur ce sentiment de « confluence », de réconciliation entre l’église johannique, l’écossisme maçonnique et la tradition orientale du temple. Au point de prendre une part active à la création, en 1974, de l’Université de Saint-Jean de Jérusalem, centre international de recherche spirituelle comparée dont la première session s’ouvre à l’Abbaye cistercienne de Vauxelle. Ouverture précédée, en 1973, de l’exécution par l’orientaliste d’une conférence à l’occasion d’une visite de Frères de la R.L. « Freiherr vom Stern » à l’Orient de Bielefeld et devant lesquels Henry Corbin « plancha » sur « l’état du chevalier spirituel », fil rouge de son futur ouvrage.
Dans un temple protégé des perturbantes influences extérieures, du vent et du verbe profanes toujours prompts à s’infiltrer sous les portes, dirait-on aujourd’hui, le temps devient « espace ». Mais un espace infini, « messianique » précise Corbin. C’est à dire que l’on retrouve les caractéristiques de ce temple indépendamment des lieux et des époques comme si l’être humain en transportait l’essence au fond de son cœur. L’auteur illustre facilement son propos en rappelant que le temple sabéen est par excellence un temple-archétype. Une inscription d’inspiration socratique au seuil du grand temple de Harrân (ancienne Carrhae de Mésopotamie, aujourd’hui située en Turquie) est ainsi rapportée par Masudî, surnommé l’Hérodote arabe de par ses multiples voyages au cœur du monde islamique du Xème siècle : « celui qui se connaît soi-même est déifié ». La religion des Sabéens de Harrân prolongeait ainsi, selon Corbin, les anciens cultes syriens « réinterprétés à l’aide d’éléments empruntés à la philosophie platonicienne ».
Le voyage dans le temple vise évidemment au décentrement à la fois mystique et initiatique de l’individu : mort et résurrection mais aussi exil, tout intérieur, que Henry Corbin n’hésite pas à déceler dans un hadith du Prophète : « l’Islam a commencé expatrié et reviendra expatrié ; bienheureux ceux-là qui s’expatrient ». Ainsi l’Ismaélisme intègre selon lui « cette répétition mentale du sacrifice d’Abraham », acte par excellence d’un rituel ésotérique de mort spirituelle et de régénération. Un « renoncement au désir charnel de possession », nous précise encore Corbin, au profit de l’enfant de l’âme. Le destin de l’édifice accompagne celui de l’homme. Dans sa pensée, le temple n’est pas un lieu abstrait, purement figuratif mais, construit et nourri de l’humain qui s’en inspire, il abrite également l’esprit et le souffle divins. Toute destruction physique du temple entraîne une altération de l’humanité. Symboliquement, celle-ci constitue pourtant une étape nécessaire pour la « naissance de l’homme au monde de l’exil », une « traversée » destinée à lui permettre d’atteindre le nouveau monde porté par une relation spirituelle entre le peuple et son Dieu. Un Dieu de retour par la « porte orientale » du temple. Le passage du physique au cosmique s’effectue, si l’on ose dire, à ce prix.
D’où le dernier chapitre de son ouvrage, certainement l’un des plus admirables pour sa mise en relation de connaissances qui s’ignorent, et consacré à « l’Imago Templi » de Sohravardî. Il l’ouvre par une citation d’Elie Wiesel tirée du Talmud : « si les peuples et les nations avaient su le mal qu’ils se faisaient à eux-mêmes en détruisant le Temple de Jérusalem, ils auraient pleuré plus que les enfants d’Israël ». Lorsque Sohravardî mentionne la Lumière de la présence divine dans le temple, la « Sakîna », il ne fait rien d’autre que reprendre, nous explique Henry Corbin, son équivalent hébraïque, la « Shekhina » : la mystérieuse présence divine dans le Saint des Saints du Temple de Salomon. Le passage au manuscrit de Qumrân, au nouveau Temple des Esséniens et à l’ésotérisme chrétien de Maître Eckhart ou celui de la Chevalerie templière, en passant par le « remplacement du temple par Jésus », s’impose comme s’établit l’évidente osmose entre liturgie céleste et liturgie terrestre. La circumambulation autour de la Kaaba ne vient-elle pas rappeler le rituel angélique dont Mahomet fut le témoin lors de sa montée au Temple céleste?
Le Temple de Jérusalem, une idée, une force, pas un lieu. C’est dans ce même « esprit » que deux professeurs américains, dont l’un est membre de l’équipe internationale d’éditeurs à l’origine de la publication des Manuscrits de la mer Morte, viennent de livrer aux Editions du Seuil « Le Temple de Salomon, Mythe et histoire ». Magnifique livre d’histoire et d’art enrichi de superbes illustrations, dont une carte réalisée par des Chrétiens du XIIIème siècle qui place Jérusalem au centre d’une mappemonde. « Des temples » d’Israël, moyen pour les auteurs de nous rappeler l’influence païenne de la religion cananéenne sur le Judaïsme, aux églises chrétiennes et aux mosquées musulmanes, William Hamblin et David Seely nous invitent à reconnaître cette présence immémoriale de l’édifice divin, de sa persistante signification symbolique au travers des siècles et des continents. On notera un remarquable passage, d’une richesse équivalente à celle de Corbin sur le même sujet, et portant sur le Dôme du Rocher. Selon l’orientaliste français, des « traditions juives anciennes en font le point initial, le départ de la création », correspondant à l’emplacement du Saint des Saints dans l’ancien Temple. Elément que les deux Américains reprennent en précisant que ce lieu fut celui où Jacob vit l’échelle joignant le ciel et la terre et où le Prophète Mahomet chevaucha Bouraq pour monter au ciel. Leur lexique a beau différer de celui employé par Henry Corbin, les deux universitaires parviennent à montrer à l’identique la réappropriation, par les différents monothéismes, des structures primitives, notamment celles du Saint des Saints. Dans leur dernier chapitre sur les « conceptions modernes du Temple de Salomon », les auteurs insistent sur l’inspiration sous-jacente du temple salomonien dans l’architecture contemporaine, incluant dans leur démonstration la Basilique Saint-Pierre de Rome. La Franc-maçonnerie puise également, selon eux, dans l’esprit du premier Temple même s’ils semblent regretter les évolutions contemporaines des ordres maçonniques. Ils critiquent en particulier ses dérives – la prolifération de rites et de courants tout aussi fantaisistes qu’éphémères – qui les rapprochent des « industries du mystère » et les éloignent d’une spiritualité à l’œuvre dans une conception probablement inspirée de la Franc-maçonnerie régulière anglo-saxonne.
Henry Corbin, « Temple et contemplation », Préface de Gilbert Durand, Editions Entrelacs, 2007, 478 p., 21 euros.
William J. Hamblin et David Rolph Seely, « Le temple de Salomon, mythe et histoire », Editions du Seuil, 2007, 222 p., 38 euros.