Alors que d’ultimes et meurtriers combats opposent encore dans la capitale N’Djamena « loyalistes » et « rebelles » au président en place Idriss Déby, cette nouvelle guerre tchadienne embarrasse plutôt qu’elle ne menace directement l’une des pièces maîtresses du dispositif français en Afrique. Certainement encouragés par le régime soudanais, les rebelles ont, semble-t-il, décidé en fin de semaine dernière d’intensifier leurs opérations sur le terrain et de réaliser un assaut décisif contre la capitale. Ils souhaitaient probablement y précéder l’arrivée du contingent militaire de l’Eufor, mis laborieusement sur pied par les 27 pays de l’Union européenne et officiellement destiné à assurer la « sécurité de plus de 400 000 réfugiés du Darfour et de personnes déplacées à l’intérieur du territoire tchadien ». Formule qui ne trompe personne sur les capacités collatérales de ces 3700 soldats, dont plus de 2100 sont français, à gêner les mouvements des rebelles. Sans compter l’aide indirecte, « logistique, médicale et de renseignement » prodiguée aux autorités légales par les Français en vertu d’un accord bilatéral de 1976.
Mais la France connaît bien l’Afrique dont elle a fini par s’habituer – non sans les regretter – aux interminables soubresauts. Elle condamne publiquement les opérations des opposants au Tchad, fait survoler la capitale tchadienne par ses mirages qu’elle retire ensuite prudemment pour afficher une apparente neutralité dans le conflit. Apparente seulement si l’on écoute avec attention Bernard Kouchner qui réfute le terme de « neutralité » et prône davantage la « recherche d’un arrangement » entre les différents protagonistes. Ambivalence des positions françaises à laquelle font écho les déclarations des assaillants : interrogé depuis Paris, le représentant des rebelles, Ousmane Hissen peut affirmer dans un premier temps que les « intérêts de la France » ne seront pas remis en cause si ses amis parvenaient jusqu’à la présidence. Propos démentis quelques heures plus tard par ses partisans sur le terrain qui menacent Paris d’une attaque de l’aéroport.
Aussi tumultueuses soient-elles, les relations entre l’Afrique et la France n’en demeurent pas moins marquées par une extraordinaire continuité. Et l’on peut penser qu’après une période raisonnable, les « rebelles » d’aujourd’hui deviendraient demain des « dirigeants légitimes » reçus avec tous les honneurs sur le perron de l’Elysée. D’autres exemples l’attestent. Après la rupture des relations diplomatiques en 2006, Kigali et Paris multiplient ainsi ces derniers temps rencontres et déclarations bienveillantes alors que le génocide des Tutsis continue, quatorze ans après, d’empoisonner la vie politique française : deux anciens premiers Ministres Alain Juppé et Edouard Balladur, aux commandes de l’Etat à cette époque, ont en effet peu goûté les déclarations du Ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner sur la « faute politique » de Paris dans ce dossier. L’Etat-Major des Armées demeure, quant à lui, vigilant sur un régime qui a porté les pires accusations contre des militaires français. Peu importe en effet que l’actuel chef du Rwanda Paul Kagamé soit mis en cause par la justice française dans l’attentat d’avril 1994 contre l’avion de son prédécesseur Juvénal Habyarimana, que Idriss Déby ait été lui aussi porté au pouvoir voilà dix-huit ans par un coup d’état, tout comme son homologue congolais Denis Sassou Ngesso, Paris se doit de composer. On peut toujours s’interroger sur la politique française à l’égard du continent africain. Mais il serait aussi juste de renvoyer cette interrogation aux dirigeants du Continent eux-mêmes. Nicolas Sarkozy ose-t-il, au travers de son discours de Dakar, regretter « l’immobilité de l’homme africain…pas assez rentré dans l’histoire », appelle-t-il un autre jour la diplomatie française à « une action plus proche de la société civile, délibérément tournée vers la jeunesse africaine », le Secrétaire d’Etat à la coopération Jean-Marie Bockel souhaite-t-il dans ses voeux « signer l’acte de décès de la Françafrique », aussitôt l’hexagone est accusé de néo-colonialisme, le président du Gabon fustige « l’ignorance des réalités de la coopération franco-africaine » et celui du Congo critique les « ingérences » de Paris. Mais lorsque le Parquet classe sans suite, pour « infraction insuffisamment caractérisée », la plainte déposée par plusieurs associations contre cinq dirigeants africains pour détournements de fonds publics, Paris est également accusé de soutenir les régimes corrompus en place.
Il faudra peut-être un jour choisir. Choisir pour éviter, qu’à l’image du Kenya, les terribles violences ne puissent être imputées, comme l’ont souligné ensemble et solennellement Kofi Annan et Ban Ki-Moon à l’annonce d’un fragile accord de cessez-le-feu à Nairobi, aux « inégalités économiques et sociales » dans le pays.