« Tout ce qui ne s’évalue pas n’existe pas ! ». Ainsi débutait l’entretien informel avec Michel Lejoyeux, Professeur de médecine à l’Université Paris VII et Chef de service de psychiatrie et d’addictologie à l’Hôpital Bichat lors de son arrivée. L’auteur d’une étude intitulée « du plaisir à la dépendance, nouvelles addictions, nouvelles thérapies » (Editions de la Martinière) était en effet l’invité de la Conférence annuelle de la Loge « Mazal Tov » des B’nai B’rith, cercle paramaçonnique d’obédience uniquement hébraïque dont Freud, le fondateur de la psychanalyse, fut lui-même à Vienne un membre assidu. Organisation qui fête cette année son 165ème anniversaire – 75 ans en France – et dont « la renaissance en 1947 avec les survivants de la Shoah », rappelle son actuelle présidente Jeannine Weiler, lui a permis de s’étendre dans 58 pays et de bénéficier du statut d’ONG à l’ONU, au sein de l’Union européenne et au Mercosur. Paramaçonnique puisque les termes mêmes employés par la présidente font largement écho aux règles des loges traditionnelles : les B’nai B’rith se veulent ainsi une « passerelle entre le monde juif et tous ceux qui veulent s’enrichir par la différence » et la Loge « Mazal Tov » se présente comme « un des maillons de cette organisation animée par un esprit fraternel ». Jeannine Weiler indique en outre que la solidarité ne s’adresse pas qu’aux seuls représentants de la Communauté juive : avec les bénéfices des travaux de l’année précédente, un don a pu être effectué à l’hôpital Lenval en même temps qu’à l’Association « Tsedek » de Jérusalem, permettant « d’offrir à des enfants palestiniens et israéliens un séjour loin des roquettes qui tombent sur Sdérot ». La relève est assurée puisqu’aux côtés des Loges fondatrices, existent désormais des « loges plus jeunes » mais « animées par la même passion de promouvoir des objectifs identiques ».
Après un brunch « casher », le conférencier a développé devant les nombreux invités de la salle panoramique de l’Hôtel Aston, les principaux thèmes de sa spécialité. En prenant notamment appui dans son introduction sur le personnage controversé de Marilyn Monroe. « Marylin, a expliqué Michel Lejoyeux, c’est un bon modèle car toutes les femmes ont voulu l’imiter ». Mais c’est aussi un « cas typique de la dépendance ». D’abord, plaisante-t-il, la « dépendance au champagne ». Et de raconter comment, lorsqu’elle allait voir son thérapeute, elle « apportait une bouteille qu’elle lui demandait de mettre au frais pour la fin de la séance » ! Dépendante, elle l’était également « des sédatifs, du tabac et de l’amour ». « Dépendances ou addictions » précise l’auteur qui, en apôtre des « critères et classifications américaines » rejette le mot d’assuétude, « uniquement employé par les Français et donc n’ayant qu’une valeur limitée ».
En fait, précise le Chef de service de Bichat, il existe « des addictions médicalement répertoriées, « classiques » comme l’alcool ou le tabac. Et le spécialiste de préciser que selon l’Académie de médecine tout comme l’OMS, pour « ne pas être pathologique », la consommation ne doit pas « dépasser deux verres de vins pour les repas habituels et quatre verres pour une occasion ». Quant au tabac, « on est accroc dès la première consommation puisque les cigarettiers s’arrangent pour mettre des substances les plus addictogènes dans le produit ». Sans oublier bien évidemment de citer les « troubles alimentaires » (anorexie et boulimie) qui lui permettent de donner une définition de la dépendance : « c’est quant au plaisir se substitue l’obligation de la répétition du comportement ». Aux côtés de ces addictions « reconnues » en existent bien d’autres. Les jeux d’argent puisque, ironise-t-il, il ne vous aura pas échappé qu’à Nice, il y a de nombreux casinos ». Mais aussi « Internet », « les achats » et « l’hypocondrie, forme de dépendance à la médecine ». Et l’auteur de souligner les difficultés à se soustraire « aux pressions de l’image sociale, aux paradigmes de la société de consommation et aux tentations de l’Internet illimité ».
La réponse médicale ne saurait être, selon lui, « l’ascétisme ». Dans mon cabinet, explique-t-il, « je propose un examen de liberté par rapport à l’ensemble des comportements et lance un pari au patient sur les bénéfices d’aller mieux ». Favorable aux thérapies nord-américaines d’adaptation, Michel Lejoyeux indique qu’il n’est toutefois pas opposé à la psychanalyse mais que celle-ci ne peut efficacement intervenir qu’après un travail préliminaire avec les patients. Avec les adolescents, il convient de les « inscrire dans le réel », leur « proposer de rencontrer de nouvelles personnes ». Pour les accrocs du travail, « posséder deux agendas : l’un professionnel, l’autre privé où inscrire les rendez-vous avec son épouse ou ses enfants ». La fin de son livre lui servira de conclusion : le professeur Lejoyeux énonce les « dix commandements » de l’anti-addiction.
Entre un discours qu’il veut résolument « normatif », « chiffré » et empreint de la critériologie américaine (« un médecin qu’on évalue pas, dit-il, c’est dangereux ») et un incessant rappel de la « dose nécessaire » de « plaisir », le fait que « l’imprévisibilité humaine » relève davantage – et fort heureusement – du « normal » que du pathos, la présentation du Professeur Lejoyeux n’a pas été totalement exempte de certaines contradictions. Deux d’entre elles paraissent difficilement surmontables. Comment en effet concilier le fait d’en appeler aux techniques de la volonté, en tentant notamment de « convaincre » les patients des « bienfaits attendus de leur amélioration, et reconnaître simultanément, sur la base même du principe freudien de la psychanalyse, que dans les addictions, « le moi n’est plus maître dans sa maison » ? Comment par ailleurs accepter la mise en place d’un diagnostic fiable dès lors que la norme, qu’elle soit d’origine américaine ce qui pose le problème des références culturelles, ou qu’elle soit européenne, viendrait sanctionner un domaine difficilement mesurable par essence. La souffrance, le désir, le manque seront-ils jamais quantifiables ? De même, on pourrait opposer au Professeur Lejoyeux un raisonnement par l’absurde. Puisque son modèle thérapeutique revendique une « expérience de liberté », à partir de quel moment celle-ci pourrait s’apparenter à une guérison au sens organique du terme ? Un exemple concret : Michel Lejoyeux se dit favorable aux essais en France des vaccins anti-cocaïne expérimentés aux Etats-Unis. Soit. Mais comment obtenir de l’adolescent sa réintégration dans le « réel » évoquée par le conférencier si c’est en raison des angoisses suscitées par ce « réel » qu’il absorbe des substances psycho-actives ?
On voit bien le dilemme. Entre son premier « Commandement », « connaître la force des habitudes » et l’ultime d’entre eux, « conserver la passion », la « norme » destinée à l’être humain doit se trouver bien à l’étroit. On ne s’en plaindra guère.