Nul ne conteste plus aujourd’hui la figure centrale de Rome dans l’Italie contemporaine. La Ville éternelle concentre sur elle la majesté artistique, le siège du Vatican et la capitale de l’Etat unifié. Ce qui nous apparaît comme une évidence ne l’a pas toujours été, même pour nos voisins transalpins. D’où l’intérêt particulier de se plonger dans cette « histoire de Rome et des Romains, de Napoléon Ier à nos jours », un ouvrage écrit par Catherine Brice, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris XII et enseignante à Sciences-Po Paris. Nourri d’une impressionnante connaissance de la ville où elle a vécu dix ans, l’auteur se plaît à dérouler une histoire commune, un singulier parallèle entre les mutations de Rome et l’avènement de l’Italie. Elle décrit en particulier, et avec aisance, les liens étroits, parfois mal identifiés, entre transformations architecturales, mutations urbaines et destin national.
C’est qu’entre l’Agro romano, « cette vaste zone stérile d’une cinquantaine de kilomètres autour de Rome, région infestée de brigands » et dépourvue de toute agriculture et la Rome dont rêve l’Empire napoléonien, celle des « sept collines riches en vergers et en villas », décrite par le préfet avant l’auguste visite, un monde existe : celui des Romains, aristocrates accompagnés de leur « famille », de leur clientèle et de leur domesticité, dans une « mixité sociale difficilement imaginable aujourd’hui », explique Catherine Brice. D’où l’importance « révolutionnaire » stricto sensu qu’il convient d’accorder à l’occupation française dans le sillage de 1789, une mise à sac que Rome n’avait plus connue depuis 1527 et qui allait faire basculer progressivement la ville dans une modernité européenne. En s’attaquant à la cellule de base de l’organisation romaine, « la paroisse », les Français donnent le premier coup à la puissance papale, avant, sous l’Empire, de réorganiser fondamentalement et définitivement la ville sous une double inspiration : adopter le modèle administratif et urbain conçu par le nouveau pouvoir impérial et former une classe dirigeante laïque et locale. Quitte à casser la structure économique de Rome qui repose sur une « piété romaine » articulée autour d’un réseau de 85 paroisses et de 250 églises : la puissance occupante dépossèdera de leurs biens les 43 « ordres religieux » dont les missionnaires partent de Rome pour évangéliser le monde entier. Elle écartera par surcroît du pouvoir nombre des 6000 ecclésiastiques et des 2000 religieuses sur lesquels repose tout le système de l’enseignement.
Tout en aidant le lecteur – avec force cartes et descriptifs particulièrement bienvenus – à cheminer à travers les quartiers des deux rives du Tibre, Catherine Brice révèle les origines et décrit les « habitus » des populations qui y logent. Mais elle poursuit inlassablement le fil conducteur de son étude: une fois les troupes du général Berthier entrées dans Rome à la demande du Directoire le 10 février 1798, une fois la République proclamée et la disparition forcée du « pape-souverain », une fois encore le dualisme instauré à la tête même de l’Urbs par la mise en place d’une municipalité politique, Rome ne sera plus, selon elle, jamais la même. En dépit de plusieurs intermèdes, dont celui ouvert le 27 mai 1814 par le retour du pape Pie VII Chiaramonti après plus de quatre années d’absence, les Romains ont, semble-t-il, suffisamment goûté à la démocratie pour venir à bout du « projet Zelante » qui tente de restaurer l’ordre ancien. Trop tard en effet. Pendant l’occupation française, des grandes familles patriciennes se sont affranchies de la tutelle papale. Elles ont gagné en influence et en exercice du pouvoir. Vaincu provisoirement dans ses prétentions, le pape abandonne le Quirinal et s’installe au Vatican.
Une part essentielle de cette histoire de Rome, devenant progressivement celle de l’Italie va finalement dépendre de ces soubresauts rythmés par la résistance religieuse menée depuis la Cité vaticane ou par les progrès enregistrés dans la Rome politique: choix des institutions, système économique, réorganisation urbaine. Avec deux enjeux de taille : l’unification de la Péninsule et le choix de Rome comme capitale. La « papauté contre l’Italie » résumerait presque l’auteur pour évoquer les difficiles années 1870. Un choix qui allait tellement peu de soi qu’aux « deux années demandées aux Italiens par Cavour pour résoudre la « question romaine », il en fallut neuf », précise-t-elle encore. Rome, il est vrai n’eut son premier maire qu’en 1871. Les rivalités entre Florence, Rome et Turin demeurent également nombreuses: devenue « tactiquement » capitale en 1865, Florence accepte mal de voir ce « statut lui être arraché » et Turin, fief de la Maison de Savoie ne se satisfait pas d’une deuxième place. Entre-temps, l’allégeance de Garibaldi au Roi Victor-Emmanuel II, proclamé Roi d’Italie le 14 mars 1861 et la troisième guerre d’indépendance de 1866 qui allait permettre d’inclure la Vénétie dans la nouvelle entité, apportaient de l’eau au moulin du Tibre.
Avec son cortège de nationalismes et de guerres, le XXème siècle contribue non sans paradoxe à affermir la centralité de Rome, quitte à éradiquer, comme nous le rappelle avec une foule de précisions passionnantes Catherine Brice, les fondations ancestrales de la ville : les destructions des villas romaines opérées par le plan régulateur de 1883 offrent en contrepartie la physionomie de la ville nouvelle. Comme si, une fois encore, l’érection de la Rome moderne exigeait au préalable le fait d’ensevelir un passé, passé que l’Italie fasciste tentera d’exhumer en le magnifiant. Et Catherine Brice de réaliser « à quel point la Rome que nous connaissons aujourd’hui est tributaire de cette période tant pour son urbanisme que pour son architecture ». Seul chapitre, notons le, où l’universitaire n’évoque pas l’autorité papale qui fait, si l’on ose dire, sa réapparition au moment de la destitution de Mussolini par le Grand Conseil le soir du 24 juillet 1943.
Rome « ville sacrée, en aucun cas ville industrielle », si ce n’est l’industrie du cinéma. La Rome de l’an 2000 avec son centre historique « dysneylandisé », déplore finalement Catherine Brice, n’en conserve pas moins le charme de ses « locali » où l’on déguste des montagnes de « tramezzini, panini, pizza bianca », cette alimentation sur le pouce des Romains depuis des décennies. Une des rares traditions sauves ?
Catherine Brice, « Histoire de Rome et des Romains, de Napoléon 1er à nos jours », Editions Perrin, 2007, 500 p.,24,50 Euros.