Dans ces colonnes, il fut souvent question des ouvrages d’Henry Corbin, l’homme de « lumière » spécialiste de l’islam mystique et du théosophe perse Sohravardî (https://www.nicepremium.fr/article/du-temple-celeste-au-temple-interieur-tout-passe-par-jerusalem….2745.htmlet https://www.nicepremium.fr/article/psychanalyse-du-coran-et-«-imagination-creatrice-»-les-lumieres-d-ibn-arabi-en-islam..1922.html). En 1928, Henry Corbin fut, à la Section des sciences religieuses de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, l’élève d’un autre orientaliste renommé, Louis Massignon, désigné comme un « homme de feu » et dont il expliquera plus tard qu’on ne « pouvait échapper à l’influence… de ses intuitions fulgurantes sur l’islam mystique ». Souvent puisée dans une souffrance transfigurée, ce qui rendit parfois complexes les relations avec son entourage, Louis Massignon déploya tout au long de sa vie une extraordinaire énergie pour mener à bien son œuvre sur la connaissance doublée d’un engagement hors du commun pour une mystique chrétienne située aux limites, si l’on ose dire, de la bénédiction ecclésiale.
C’est dire tout l’intérêt de l’ouvrage de Jean-François Six, prêtre et théologien « Le grand rêve de Charles de Foucauld et Louis Massignon » récemment paru aux éditions Albin Michel : celui de nous éclairer sur l’extraordinaire parcours des deux personnages en restituant les méandres de cette filiation mystique entre Louis Massignon et celui qui fut en quelque sorte son maître spirituel, Charles de Foucauld. Jeune scientifique de 25 ans son aîné, Charles de Foucauld arpente déjà les chemins du « couchant » et fait imprimer dès 1884 son expérience de « trois mille kilomètres d’itinéraires » sous le titre « reconnaissance au Maroc ». Lorsque Louis Massignon, sur ses traces, publie en 1906 à Alger ses propres relevés qui confirment le travail de son prédécesseur, la rencontre devient inévitable. Mais ce qui aurait simplement dû constituer un échange entre deux scientifiques, va bouleverser la vie personnelle de Massignon. Avec un troublant parallèle : Charles de Foucauld qui avait quitté la foi de son enfance pour devenir agnostique, se convertit au catholicisme en 1886, avant de se faire trappiste en 1890 dans un « petit couvent très pauvre » de Syrie. Puis de se faire ordonner prêtre quatre années plus tard et repartir pour le Maroc – en fait la frontière algéro-marocaine – devenue pour lui une terre d’évangélisation. Une génération plus tard, Louis Massignon accomplira la même révolution copernicienne sur une autre terre orientale : sa thèse sur le mystique musulman mésopotamien Mansûr el-Hallâj, mis à mort en 922 pour blasphème et auquel il va s’identifier, sa rencontre déterminante le 27 octobre 1900 avec l’écrivain Huysmans, converti lui aussi en 1890 et qui le conduit à adopter la notion de « substitution » chère à l’auteur français -on peut souffrir à la place de quelqu’un et le sauver- permettent de mieux saisir sa « rage de comprendre et de conquérir à tout prix l’islam ». Deux événements qui éclairent également l’ampleur de sa crise mystique intervenue en mai 1908 à Bagdad, moment de sa conversion chrétienne et au cours de laquelle il « sent en lui la présence de Hallâj » : « Si je suis redevenu croyant après cinq années d’incrédulité, c’est à mes amis musulmans de Bagdad que je le dois », expliquera-t-il lors de sa convalescence.
Entre Foucauld et Massignon, une œuvre entreprise par le premier et qui ne sera jamais abandonnée par le second jusqu’à sa mort en 1962. Entre les deux, nous dit encore l’auteur qui a repris à son tour le flambeau, un héritage dénué de « matérialité », avec comme trait d’union, une communion dans la prière par une nuit glaciale de février 1909 et l’assassinat de Foucauld quelques jours après avoir écrit, le 1er janvier 1916, une lettre à Massignon dans laquelle il exprime son « approbation joyeuse » de le voir rejoindre les « tranchées de la première ligne » plutôt que de rester à l’arrière. Une lettre que Massignon interprètera comme un signe le vouant désormais au combat.
Cette œuvre ? Un projet élaboré autour de Pâques 1908 par Charles de Foucauld : la création d’une confrérie composée de prêtres et de laïcs, hommes et femmes, mariés ou célibataires, lesquels s’engageraient à être des « évangiles vivants » en terre orientale et qui va prendre le nom de « L’Union des Frères et Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus ».
Le récit par Jean-François Six de cette mission en apparence aussi simple qu’une « vérité révélée » montre au contraire son destin tourmenté, au détour de l’évocation des grands noms de l’époque : le général Lyautey, nouveau Commissaire-résident général de France au Maroc, Paul Claudel qui conseille au jeune Massignon d’abandonner « ses livres et d’aller se jeter aux pieds du Père de Foucauld », Joris-Karl Huysmans, autobiographe dans « l’Oblat », histoire d’un converti, l’Abbé Huvelin, directeur de conscience de Charles de Foucauld qui soutient le projet de l’Union. Un soutien en contradiction avec une hiérarchie catholique qui freine et s’inquiète de l’installation d’une communauté humaine passablement éloignée des règles canoniques de la vie sacerdotale. Hésitations vaticanes peut-être inspirées par l’itinéraire tortueux de Louis Massignon, imprégné au plus profond de lui-même d’une culpabilité maladive pour ses orientations sexuelles incertaines et tiraillé entre le mariage et le sacerdoce : un conflit que le jeune explorateur tentera de résoudre en donnant des gages contradictoires : il adhère solennellement à « l’Union » de Foucauld le lendemain même de ses fiançailles et termine la rédaction de sa thèse sur Hallâj quelques jours avant son mariage.
Cette « Union », dont le texte fondateur le « Directoire » se veut davantage une règle essentiellement tournée vers la spiritualité qu’une description formelle de fonctionnement, connaîtra bien des vicissitudes. Son rédacteur l’accompagne pourtant de réflexions qui ne manquent pas rétrospectivement d’une certaine pertinence politique. Dès 1907, Charles de Foucauld avertissait en effet les responsables de métropole : en poursuivant leur manière de coloniser, disait-il, les peules d’Afrique du nord les « chasseraient dans cinquante ans ». Après la première guerre mondiale, il rappellera aux « catholiques » leur « devoir impérieux envers les musulmans qui ont fait preuve de loyalisme dans les combats ».
Après la mort de Foucauld, Massignon n’aura de cesse de se battre pour assurer la survie de l’œuvre de son maître spirituel : il concède le minimum nécessaire aux représentants de la hiérarchie afin de ne pas se mettre en dehors de l’église officielle tout en évitant d’en faire un tiers ordre, un groupe situé dans l’orbite d’une congrégation, destin bien étranger à la « vocation de liberté » initiée par son « défricheur évangélique ». Au point d’accepter en 1919, la création d’une Association Charles de Foucauld, approuvée par l’Archevêque de Paris et qui sera reconnue d’utilité publique par l’Etat en 1924. Au point aussi en 1955 de voir « l’Union » et les groupes fondés dans son sillage, être « coiffés » dans un « tour de passe-passe » par un représentant officiel de l’Eglise. Le nouveau Droit canon de 1983 lui octroiera finalement le statut « d’Association de fidèles et de baptisés » de toutes sortes, religieux ou laïcs, mariés ou célibataires. Un retour à l’esprit d’origine et une victoire posthume pour son fondateur.
Quelques temps avant sa mort, Louis Massignon regrettait néanmoins que certains disciples de Foucauld, probablement sous l’impulsion de l’Eglise, cherchent à modifier la règle prescrite, le fameux « Directoire », pour y ajouter la clausule « autant que possible ». Un procédé qu’il juge « affligeant » rappelant au passage la parole de Gandhi : « faire autant que possible, c’est se promettre de succomber à la première tentation ».
Jean-François Six, « Le grand rêve de Charles de Foucauld et de Louis Massignon », Editions Albin Michel, 2008.