Un été festif à Beyrouth. De luxueux véhicules immatriculés aux Emirats, au Koweit et en Arabie saoudite défilent lentement dans la principale artère du centre-ville. Ils y déposent des familles venues arpenter une zone piétonne encombrée par des restaurateurs aux aguets et des personnels attentifs qui veillent, à l’attention de cette clientèle aussi fortunée qu’exigeante, au bon fonctionnement de ventilateurs géants. De l’autre côté du quartier de Solidere, passée la Mosquée Al-Amine construite par Hariri et au pied de laquelle repose désormais l’ancien premier ministre assassiné, la rue Gemmayzé donne le sentiment d’avoir franchi une frontière invisible. Une autre population, strictement libanaise, jeunesse dorée et filles exubérantes, s’entasse dans une interminable enfilade de bars et de restaurants sans le moindre indice de la présence d’un « arabe du Golfe » : au Liban, à chacun son petit monde.
Telle la cigale heureuse qui se moquerait des sempiternels augures de la fourmi, l’ambiance estivale ferait presque oublier les graves menaces qui pèsent toujours sur l’avenir du pays. Mieux vaut profiter de l’instant présent et de la manne touristique : pas loin d’un million de visiteurs cet été et plus d’un milliard de dollars de rentrées financières. Dans le fond, les Libanais ont raison : cette période de répit dont semble jouir le pays du Cèdre pourrait bien en effet être de courte durée si l’on en croit les responsables politiques de la majorité et de l’opposition : les premiers comme les seconds ne dissimulent même plus leur pessimisme sur la situation.
En cause, la « convergence » d’un agenda national avec l’acmé probable d’épineuses questions régionales : le nucléaire iranien à propos duquel les Israéliens semblent tenir 2010 pour une date butoir, l’approche du round final des pourparlers indirects israélo-syriens, et, depuis peu, la crise géorgienne aux relents de guerre froide. Le mois du Ramadan, début septembre, presque immédiatement suivi de l’élection américaine en novembre, ouvre donc une période d’incertitude renforcée par la tenue des élections parlementaires libanaises du printemps 2009. Cette succession rythmée d’échéances locales et internationales risque fort, selon un des plus hauts responsables du mouvement chiite Amal, de faire « éclater le calme précaire » et l’arrangement instauré par l’accord de Doha, un « mariage forcé » selon lui difficilement tenable sur le long terme. « Dans l’avion qui volait vers le Qatar, explique encore cet éminent conseiller, je regardais s’embrasser et se congratuler ceux qui quelques heures auparavant se vouaient une haine féroce ». C’est dire la fragilité d’un accord dont les articles contradictoires portent en eux les germes de futures mésententes. Les législatives du printemps, dont la perspective grève déjà passablement les ambitions de l’actuel gouvernement, se révèlent, par surcroît, propices à « l’exacerbation des tensions pour ceux qui se sentiraient lésés dans leurs intérêts électoraux ». Au Liban, le verdict des urnes doit également satisfaire aux critères du clientélisme traditionnel. Alors que les estimations actuelles des résultats donnent, selon un Ministre de la majorité, la victoire aux forces de l’opposition, « que se passera-t-il sur le terrain, s’inquiète-t-il, à l’annonce des résultats du scrutin ? ». Des échéances électorales qui mesureront surtout l’ampleur des rivalités chrétiennes : CPL aouniste contre FL et autres Kataëb de la coalition du 14 mars. A ce titre, les tournées électorales très médiatiques du Général Aoun dans le Sud-Liban contrastent singulièrement avec la frilosité publique du chef des FL Samir Geagea. Mais les tensions n’épargnent pas les musulmans : les sunnites continuent de s’opposer aux chiites au cœur même de Beyrouth tandis que perdure une situation particulièrement dangereuse à Tripoli. Exaspérée par les événements de mai dernier dans la capitale, ressentis comme une humiliation, la communauté sunnite de cette ville côtière du nord et limitrophe de la Syrie, a décidé de se réarmer. Dans cette mosaïque de clans où les allégeances restent particulièrement mouvantes, les « salafistes ne sont pas toujours les plus menaçants » selon un député pourtant modéré de cette ville qui explique : personne ici n’admet que le Hezbollah soit le seul à détenir « légalement » des armes.
Même son de cloche peu encourageant dans la coalition majoritaire anti-syrienne. Une coalition au sein de laquelle se multiplient les accusations d’un leadership sunnite trop exclusif : « au nom de la solidarité gouvernementale, on nous fait avaler beaucoup de couleuvres qui n’ont pas grand-chose à voir avec cette solidarité politique mais plutôt avec des intérêts économiques particuliers », résume un influent député de la majorité. Point de vue apparemment partagé par un Ministre du même bord qui précise : « la seule force politique qui peut s’appuyer sur un projet digne de ce nom – qu’on le « conteste ou qu’on le soutienne », reste le Hezbollah ». Une majorité qui se fissure donc à vue d’œil. A entendre le discours du leader druze Walid Jumblatt, il est même permis de se demander si elle tiendra jusqu’au printemps. Critiqué pour ses évolutions récentes, à mettre sur le compte de sa déconvenue lors des attributions de portefeuilles ministériels, ses propos réitérés sur la préservation des acquis de sa communauté, traduisent manifestement le malaise de son positionnement sur l’échiquier politique. Malaise accentué par le fait de se retrouver coincé dans une coalition dont il ne peut revendiquer la part essentielle. Sans doute habitué par le passé à « naviguer » plus librement dans un espace politique plus atomisé, la configuration strictement dichotomique entre majorité et opposition de même que la perspective – certes encore balbutiante – d’une réconciliation avec la Syrie, limitent considérablement sa marge de manœuvre. Cette dernière se trouve en outre minée par une forme de découragement devant la montée de périls régionaux dont il ne parvient plus à retirer d’éventuels bénéfices. « Que peut-on faire », s’avoue-t-il impuissant à l’image de nombre de ses collègues, sur la question des armes de la résistance ? Quant aux événements de mai dernier, au cours desquels son alliance in extremis avec son rival de toujours Talal Arslane avait permis de stopper l’avancée des combattants du Hezbollah autour de la ville druze de Choueifat, il explique désabusé: « Une demi-défaite plutôt qu’une demi-victoire » avant d’ajouter : « Croyez-vous vraiment que ma communauté puisse à nouveau supporter des milliers de morts ? ». Son insistance sur le « retour à l’arabisme » ne constitue finalement qu’une revendication destinée à nourrir un particularisme au sein d’une coalition gouvernementale largement dévolue aux chrétiens et aux sunnites de Saad Hariri. Au point de rendre crédibles les rumeurs persistantes sur sa requête adressée au président Nicolas Sarkozy lui demandant de jouer les bons offices auprès du président Bachar el-Assad pour lui permettre de renouer convenablement avec la Syrie.
Un problème de positionnement que partage – certes dans une moindre mesure – le mouvement chiite Amal de Nabih Berry. Son conseiller le plus influent évoque de manière toute levantine l’inconfort de la position intermédiaire, entre le radicalisme du Hezbollah et une relation du chef de Amal avec le jeune Bachar el-Assad « moins facile qu’avec son père ». Situation qui réduit le parti chiite à un rôle de « go between » entre majorité et opposition dont il est possible de douter de l’efficacité depuis les événements de mai 2008. Avec une petite phrase répétée comme un leitmotiv et qui, probablement adressée à ses alliés du Hezbollah, en dit long sur la clairvoyance de l’intéressé quant aux dangers à venir : « nous ne sommes pas des dieux ». Clairvoyance doublée en effet d’une mise en garde amicale : galvanisé par sa « victoire » de juillet 2006, dopé par son coup de force à Beyrouth en mai 2008 et par un rapatriement des prisonniers détenus en Israël triomphalement mis en scène, le Hezbollah semble littéralement « grisé » au point de faire redouter à plus d’un les effets de cette ivresse sur le terrain.
Cet enivrement – sans alcool – est en premier lieu apparu lors des débats parlementaires sur le vote de la déclaration ministérielle. Sûrs de leur toute puissance, certains députés du Parti de Dieu n’ont pas hésité à grossièrement invectiver leurs collègues qui osaient soulever la question des armes de la résistance, voire de « mentionner le Hezbollah ». Injures et apostrophes rapportées par la presse mais exclues des minutes officielles à la demande bienveillante du président du parlement Nabih Berry. Une forme d’arrogance dénoncée par une majorité aussi désarmée que si elle se trouvait dans l’opposition. Avec pour illustration, une allégeance désormais librement exprimée par des parlementaires du Hezbollah à la république islamique d’Iran, l’un d’entre eux expliquant dans l’hémicycle qu’il « se calmait en lisant un livre de l’imam Khomeiny ! ». Autant de signes explicites impensables il n’y a pas si longtemps.
Ce vertige du succès ne se limite aux échanges verbaux. Les Libanais assistent passivement à l’impressionnante multiplication des zones placées sous un contrôle strict – et paranoïaque – des services de sécurité du Hezbollah. L’épouse libanaise de l’Ambassadeur de France, de la famille Seblini, l’aura appris à ses dépens lorsque fin juillet, venue inaugurer en compagnie de l’Attaché culturel une installation dans la banlieue de Haret Hreik, sa voiture bénéficiant d’une plaque diplomatique a pourtant été immobilisée par les services de sécurité du Parti de Dieu. En dépit des dénégations de l’ambassade française sur le caractère négligeable de l’incident, « largement exagéré » par la presse locale selon elle, le coordinateur des services de sécurité au sein du Hezbollah Wafic Safa n’en est pas moins avare de détails qui montrent le sérieux de l’événement. Plusieurs coups de téléphone pour démêler cette affaire et la promesse que les photos prises par cette délégation seraient détruites, ont été nécessaires selon lui, pour clore l’épisode qu’un article du quotidien d’opposition Al Akhbar du 7 août 2008 relatait précisément dans ses colonnes. Connaissant la manière de travailler du Parti du Dieu, il est peu probable que cette histoire ait été inventée de toute pièce. Ce qui ne manque pas au passage de poser la question des protections diplomatiques en usage. Vient s’y ajouter le cas, quelques jours plus tard, d’un journaliste et photographe français au Liban depuis dix ans, David Hury retenu pendant six heures par des membres armés du Hezbollah alors qu’il était venu solliciter dans leur bureau une demande de reportage sur la banlieue Sud. Transporté dans deux endroits différents, tenu au secret et interrogé sur sa vie professionnelle et privée, l’affaire a été rapportée par le quotidien Ouest France qui précise que son interrogatoire a été filmé par les miliciens. Scénario réitéré peu de temps après avec, cette fois-ci, des journalistes brésiliens de la TV Globo. Avec pour seule réaction du Gouvernement, un aveu d’impuissance. Notons également pour les habitués des voyages sur Beyrouth, la nouvelle insistance des douaniers, à exiger du visiteur toutes les précisions utiles sur sa domiciliation géographique. Certains y verront le renforcement de l’Etat de droit, d’autres, une instruction du directeur de l’aéroport, réputé proche du parti de Dieu.
Un autre démonstration, plus militaire cette fois-ci, concerne la région de Jezzine dans le sud du Liban et au cœur, selon un article du très sérieux An-Nahar, d’un dispositif de maillage sécuritaire mis en place par le Hezbollah : fortifications et installations de rampes de lancement de missiles d’une centaines de kilomètres de portée en présence d’experts nord coréens et iraniens. Renseignements toujours difficiles à vérifier en raison du verrouillage de l’information même si la systématisation des achats de terrains aux familles locales par le Parti de Dieu – une question évoquée par le général Aoun lors de sa récente tournée dans le sud – confirme l’intérêt du Hezbollah pour cette zone considérée comme la seconde ligne de défense Nord Litanie reliant le sud Liban à la Bekaa, et en particulier à la ville de Machghara. Le pilote d’hélicoptère de l’armée libanaise récemment abattu au dessus de cette région illustre dramatiquement cette hypothèse. En parallèle, l’installation – annoncée mais pas complètement prouvée – de systèmes anti-aériens sur les monts Sannine et Baruk s’accompagne d’intimidations de touristes suscitant les protestations des députés chrétiens de la région. L’inquiétude sur ce sujet est telle qu’elle a provoqué la visite surprise à Beyrouth du général américain David Howell Petraeus, Commandant en chef des forces multinationales au Moyen-Orient. Il n’y a donc pas de fumée sans feu.
Le risque majeur réside bien dans cette « névrose de destinée », la duplication « inconsciente » d’un acte, manifestement contraire aux intérêts d’un sujet, lequel demeure pourtant persuadé d’agir en fonction de son bien : les miliciens du Parti de Dieu seront-ils se retenir de commettre l’irréparable : par exemple le tir d’un missile sol-air sur l’un des avions israéliens qui survolent régulièrement et en toute impunité le territoire libanais. Prisonnier de sa « raison d’être » qui consiste à commettre des actions de terrains, le Hezbollah pourra-t-il longtemps tenir un discours triomphaliste et victorieux sans effectuer un « passage à l’acte » ? Ne risque-t-il de perdre de son intérêt aux yeux de ses militants les plus radicaux et de ses soutiens financiers à l’étranger ?
Les conséquences potentielles de cette « griserie » pourraient expliquer les appels, aussi répétés qu’inattendus, du Secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, relayés immédiatement par le Député de la Bekaa, Hussein Hajj Hassan. Le motif évoqué d’un « apaisement politique intrinsèquement lié à l’intérêt national » constitue peut-être une « prise de conscience ». Il dissimule pourtant mal le fait que « l’eau continue de bouillir sous le couvercle » pour reprendre l’expression d’un diplomate à ce sujet : la tentative – avortée – de prendre pied dans le nord du pays en signant un accord avec les salafistes de Tripoli, région jusque là épargnée par les avancées de la milice chiite – sauf dans l’une des vallées de Denniyé -, la poursuite des achats d’armements en Russie, les blocages mis dans les processus du dialogue national et, enfin l’annonce, à grand renfort de publicité, d’une « prochaine et spectaculaire revanche de l’assassinat de Imad Moughniyé », indiquent qu’il s’agit davantage d’un problème de « timing » que d’un renoncement sur le fond.
Paradoxe supplémentaire : le régime syrien qui négocie d’un côté avec l’Etat hébreu, loin de chercher, de l’autre, à calmer en toute logique son plus « fidèle » allié au Liban pour donner un gage à son interlocuteur israélien, semble plutôt pousser celui-ci à la faute. En laissant, en quelque sorte, le crime s’accomplir, Damas peut escompter un « win-win » : d’une part, laisser à l’ennemi israélien le sale travail de représailles visant à réduire durablement un allié devenu gênant par sa puissance et, d’autre part, se satisfaire secrètement d’une promesse de détruire le pays du Cèdre après le départ contraint des troupes syriennes en 2005. Dans cette attente, la capacité syrienne à jouer d’un événement extérieur pour rebondir n’aura pas tardé. Le voyage inopiné à Moscou de Bachar el-Assad en pleine crise géorgienne a au moins le mérite de la clarté : il ne manque pas de questionner ceux qui tenaient Damas pour sensibles aux sirènes européennes et sème le trouble chez les négociateurs israéliens qui considéraient les pourparlers avec leur ennemi comme « féconds ». Une technique de la surenchère à laquelle la Syrie est particulièrement bien rompue : par ce geste spectaculaire de rapprochement avec Moscou, Damas détourne et démonétise en quelque sorte, la portée des pressions susceptibles d’être exercées par le Tribunal international en charge de juger les assassins de Rafic Hariri. Un tribunal sur le destin duquel, des milieux onusiens aux officiels libanais, plus grand monde ne se faisait déjà d’illusions dès les ouvertures françaises au régime alaouite.
Difficile dans ces conditions, et après les minces résultats du premier sommet entre les présidents libanais et syrien, de ne pas s’interroger sur les enjeux du déplacement présidentiel français, les 3 et 4 septembre prochains, à Damas. Si l’ouverture d’ambassades entre les deux pays répond à une exigence de l’Elysée, cette mesure ne doit pas faire illusion : le refus syrien d’envisager la dissolution du Conseil syro-libanais mis en place au temps de la tutelle syrienne sur le Liban, l’arrogance de Damas sur la question des disparus libanais en Syrie et le refus de collaborer sur le tracé des frontières entre les deux pays, en disent long sur la mauvaise volonté du président syrien. Une mauvaise volonté que Paris ne peut ignorer, sous peine de donner le sentiment de céder sans rien obtenir en échange. Il sera difficile au président en exercice de l’Union européenne de ne pas réduire son déplacement aux seules ventes de filatures de coton et d’usines de traitement des eaux. Comme l’expliquait avec ironie un Libanais, dans ce contexte où Bachar el-Assad donne plus de gages tangibles aux adversaires de l’Europe et des Etats-Unis, le succulent « barazé » de Damas – un sablé sucré aux graines de sésame – ne pourra peut-être pas empêcher Nicolas Sarkozy de trouver au contenu du calice syrien un léger goût amer.