La question n’est pas nouvelle. Mais le chaos du monde moderne dans lequel nous donnons le sentiment de nous perdre a remis l’interrogation primordiale à l’ordre du jour : qui sommes nous ? En ces temps « d’ordre symbolique affaibli », on ne rechignera donc pas devant la réédition chez Hachette Littératures des réflexions de l’essayiste Claude Arnaud sur cette identité qui nous « glisse entre les doigts ». De cette « maîtrise du moi » évoquée par Sénèque à celui qui n’est « plus maître dans sa maison » selon Freud, raison déjà avancée par Pascal pour le rendre foncièrement « haïssable », le romancier n’hésite pas à se donner en exemple dès l’introduction afin d’illustrer les mille et une astuces et autres étrangetés sur ce que l’on croit généralement être « soi ».
Chaque époque prétendant fièrement constituer un progrès sur la précédente, le « je » finit par suivre le mouvement, rompant avec ses racines générationnelles et préférant, dans une phrase qui résume la problématique proposée par l’auteur, « se consacrer à l’invention en continu de lui-même par la réélaboration permanente de ses liens sociaux et professionnels, affectifs et sexuels ». Le marché du travail n’est certes pas le seul en cause car il y a longtemps que l’identité professionnelle ne rime plus avec construction de la personnalité : dans une carrière qui n’en conserve plus que le nom, l’être humain est invité à multiplier les remises en cause, à plutôt s’étendre comme un « rhizome » que de suivre un parcours vertical. Précarité oblige, l’adaptabilité prime désormais sur la compétence et l’expertise. Avec un sens assuré de la formule, Claude Arnaud ne laisse de côté aucun détail de ces évolutions qui attisent régulièrement cette soif du « je » tout en indiquant les pistes qui se révèlent comme autant d’impasses : le « vu » qui égale le « reconnu », « l’industrie de l’aveu » où les tabourets sont changés en divan, les identités de substitution ou prothèses et autres « kit » identitaires. Après nous avoir un peu étourdi de nombreux concepts théoriques, l’auteur se plaît, en bon clinicien qui feint de s’ignorer, à nourrir son propos d’une ribambelle d’exemples de personnages célèbres ou anonymes qui ont eu, si l’on ose dire, maille à partir avec leur identité : l’histoire de Martin Guerre où l’éloignement, la ressemblance et finalement la narration – on pense évidemment à Paul Ricoeur – deviennent constitutives d’une identité. Ou bien encore celle du Comte de Saint Germain dont l’apparente intemporalité a su tromper un monde toujours embourbé dans le déni de la finitude. Dans le registre de l’identité et de la sexualité, l’auteur évoque en outre l’épopée du Chevalier d’Eon dont il faudra attendre l’autopsie pour connaître la vérité sur son sexe biologique alors qu’ « il » parvint toute sa vie à jouer de l’ambiguïté de son genre dans les plus grandes cours d’Europe.
Si l’aristocratie du XVIIIième a joué, par oisiveté, avec les masques et les faux-semblants, le XIXème a, selon Claude Arnaud, profité des lumières de Nietzsche, de Freud et de Proust pour « miner l’image orgueilleuse que nous avions de nous–mêmes ». Les écrivains et les cinéastes ne sont d’ailleurs pas les derniers à venir exemplifier ses idées : son développement sur l’écrivain portugais Fernando Pessoa et ses doubles littéraires, celui sur l’acteur et réalisateur Eric Von Stroheim lequel soigne avec ambiguïté sa culture d’origine et sa manière « d’assouplir » le mental des acteurs, la figure tragique du pseudo scientifique Jean-Claude Romand ou l’origine « fictive et construite » de Binjamin Wilkomirski, sont, parmi d’autres tout aussi significatifs, des éléments qui montrent à leur manière la complexe relation de l’être… avec lui-même. Autant dire que l’énigme identitaire ne sera pas résolue de sitôt.
Claude Arnaud, « Qui dit je en nous », Coll. « pluriel », Editions Hachette Littératures, 2008, 430 p., 10,50 euros.