Les progrès enregistrés dans le dialogue entre Juifs et Chrétiens sous le long pontificat de Jean-Paul II demeurent précaires : il suffit de voir combien la question d’une éventuelle béatification de Pie XII, accusé de « silence » sur la Shoah, suscite la controverse parmi les plus hauts dignitaires du judaïsme. D’où l’intérêt de se plonger dans une lecture attentive et particulièrement stimulante pour l’esprit, des actes d’un colloque qui s’est tenu en novembre 2007 à l’Institut catholique de Paris, à l’initiative de l’Amitié judéo-chrétienne de France que préside Paul Thibaud, l’ancien directeur de la revue « Esprit ». Actes que les Editons Albin Michel publient dans leur collection de poche « Espaces libres ». Avec, au fond, une interrogation centrale débattue au cours de ces journées par des grands noms de la philosophie (Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Luc Ferry…), de l’histoire ( Edouard Husson…) et de la théologie (Patrick Desbois, Armand Abecassis, Gilles Berheim…) : « La relation manquée avec le judaïsme » serait-elle « une clé de la déstabilisation actuelle du christianisme ? ».
Dans un contexte marqué dès l’introduction, par une hypermodernité qui provoque, selon Paul Thibaud, une situation où « l’individu émancipé ne craint guère le jugement et n’espère guère l’autre vie », les discussions ont d’emblée montré que le christianisme contient « une réserve de sens » et s’accompagne d’une exigence de « fraternité », ultime « transcendance » offerte à l’humain. Les deux monothéismes auraient très bien pu se rencontrer sur ce questionnement fondamental. Mais force a été aux participants de constater que les éléments de divergence l’emportent encore sur ceux capables de rassembler : en premier lieu, comment comprendre -voire justifier- le développement d’un christianisme nourri d’une « essentialisation négative du judaïsme », fondé sur une rupture avec sa source originelle, même si cette dernière est présentée comme un « achèvement » par l’Eglise de Rome? Certains des intervenants ont ainsi regretté que cette Eglise pourtant construite sur un « Verbe fait chair » avait paradoxalement abouti à une désincarnation de son message spirituel.
L’événement de la Shoah, aussi indicible dans son inhumanité que peut l’être l’évocation du créateur dans le judaïsme ferait-elle obstacle à la réconciliation ? Dans ce registre, l’intervention -toujours remarquable- du Père Patrick Desbois à propos de « son travail sur la Shoah à l’Est », à travers ses recherches aussi bien dans les archives allemandes que soviétiques, notamment en Ukraine, l’a conduit à s’interroger sur le statut de « témoin » : l’un d’entre eux rencontré par le prélat se questionnant même sur le fait de savoir si « cela avait du sens de se souvenir ». Des propos qui faisaient écho aux considérations philosophiques d’Alain Finkielkraut sur les « nécessités et les dangers de la remémoration ». Avec cette troublante précision apportée par l’historien Edouard Husson, spécialiste de l’Allemagne nazie : « il est paru plus d’ouvrages sur la Shoah dans les dix ans qui ont suivi la chute du mur de Berlin que dans les quarante années qui avaient précédé ».
Mais cette rencontre du judaïsme et du christianisme ne saurait se cristalliser sur le seul holocauste. Philosophes et théologiens se sont aussi penchés sur les maux de cette mondialisation, cet « acide qui ronge toutes les valeurs traditionnelles » selon l’ancien ministre Luc Ferry, éclairant le raisonnement de son collègue Olivier Abel sur « la question occidentale » : un rejet du produit de cet occident, pendant contemporain d’un Empire ottoman autrefois tenu pour « l’homme malade de l’Europe ». Une réfutation sur laquelle se construisent, de l’orthodoxie russe à l’évangélisme américain, des revendications aussi bien religieuses que nationalistes. En cause, selon ce philosophe enseignant à la Faculté de théologie protestante de Paris, une « christologie totalitaire » qui prétend « sauver par un seul et une fois pour toutes ». Après la question de l’indicible, celle du dogme. Probablement un point central d’opposition dans ce débat avec le judaïsme dont Armand Abécassis a rappelé qu’il se construit sur une élaboration permanente : « Toledot » signifie « engendrement », c’est-à-dire une histoire en continu, à transmettre autant qu’à élaborer. Celle-ci n’est jamais close et ne peut l’être puisque l’humain n’accède pas à l’absolu. D’où les processus d’une incessante relecture talmudique, remise en cause permanente des origines et des fins. On devine la césure dans le rapport des deux religions à l’histoire : dans le judaïsme, la révélation se « développe au cours de l’histoire » tandis que dans la religion du Christ, l’histoire se constitue en « Révélation ». Faut-il alors, comme le suggèrent Luc Ferry et Henry-Jerôme Gagey, Professeur à l’Institut catholique de Paris, oser envisager « un réaménagement humaniste du religieux » destiné à « libérer le meilleur du contenu spirituel du christianisme du caractère autoritaire et dogmatique de sa réalisation institutionnelle et historique » ?
On mentionnera également des réflexions qui ne manqueront pas d’interpeller tout être humain sur son rapport à la mort, thème aussi fondateur des philosophies que des religions avec un constat partagé par l’ensemble des intervenants : la mise en valeur du corps comme « propriété » et « capital » » le transforme en « objet de performances ». Lorsque ces dernières diminuent, en raison de l’âge ou de la maladie, l’individu cherche désormais à s’en délester. Là encore, christianisme et judaïsme semblent diverger sur les conséquences à en tirer : il est vain, selon le christianisme, de prétendre donner du sens à la mort en la décidant par soi-même alors que, selon le Talmud, « il n’y a pas de vie, il n’y a pas de transmission sans perte et sans disparition ». L’ouvrage se clôt sur les pensées de Marcel Gauchet au sujet de la laïcité, prolongement d’une réflexion déjà menée par cet auteur dans son ouvrage « La condition politique » (Gallimard, 2005) : dans ce processus de séparation entre le politique et le religieux, le premier a perdu de sa vigueur dans l’affaiblissement du second. L’Etat, rappelle le philosophe et historien, puisait sa force et son énergie mêmes « dans sa prétention à dominer les religions » ce qui « l’assurait de son éminence ». Concluant sur le fait qu’en dépit de raisons différentes, la France et Israël avaient néanmoins une chose en commun : un « échec d’une laïcité radicale ».
« Juifs et Chrétiens face au XXIème siècle », coll. « Espaces libres », Editions Albin Michel, 2008.