Finie la langue de bois ? Loin des discours traditionnels soviétiques où les caciques du régime se congratulaient mutuellement, l’allocution jeudi 12 novembre 2009 du président Dmitri Medvedev(https://www.president.kremlin.ru/transcripts/5979) a décliné sur un ton exclusivement gorbatchévien -celui de ses mémoires de 1997 comme celui qui a récemment commenté à Berlin la commémoration du vingtième anniversaire de la chute du mur- une longue litanie des maux dont souffre la Russie contemporaine. Une Russie dont il « a la charge ». Une intervention d’autant plus étonnante qu’elle prenait quasi systématiquement à contre-pied des idées, voire des attitudes défendues par Vladimir Poutine, réputé véritable maître du Kremlin.
Dans une longue introduction, Dmitri Medvedev a pris ses distances avec l’époque soviétique pourtant fièrement incarnée par l’ancien président de la Fédération. Sans adopter la tonalité d’un célèbre discours du XXème Congrès du PCUS en 1956, il a sobrement dénoncé une société « fermée » et « archaïque », un « régime politique totalitaire » et « des actions chaotiques dictées par la nostalgie ». Vladimir Poutine qui évoquait encore publiquement la sienne à propos de la RDA appréciera. « A la place de la Russie du passée », « peu favorable à la compétitivité », Dmitri Medvedev se propose de construire celle du « présent » en lui assurant « sa place dans l’économie mondialisée ».
Lors de la crise financière, Vladimir Poutine avait promis aux Russes de les protéger contre cette « infection » venue tout droit des Etats-Unis : dans un réflexe typiquement soviétique, et alors que la bourse de Moscou avait déjà chuté de 60%, l’ancien officier du KGB avait donné instructions aux médias de ne pas prononcer les mots « crise financière » et « krach boursier » afin de rassurer la population. A l’opposé, le jeune président russe a reconnu jeudi dernier que la crise avait « touché son pays plus durement que les autres » contribuant, notons le au passage, à remettre en question le concept des « pays du BRIC » inventé par la banque Goldmann Sachs en 2003. Un concept bien peu cohérent à la lumière des différentes prévisions de croissance pour l’année 2010 (Brésil 5 %, Russie 1,5%, Inde 6,5% et Chine 8,5%).
Parmi cette énumération sans concession des difficultés rencontrées par la Russie, le successeur de Poutine au Kremlin a cité ces « villes dépendantes d’une seule industrie », dont le grand nombre, « plusieurs centaines » selon lui, fait courir le risque de troubles sociaux parfois situés aux confins périphériques de la Fédération. Plusieurs priorités ont été également avancées par Dmitri Medvedev. En premier lieu, le « secteur médical », dont les carences reconnues par Moscou constituent l’une des principales causes de la surmortalité masculine : l’espérance de vie des hommes russes se limite à 61,3 ans contre 75 ans dans les pays développés tandis qu’une démographie négative durable -l’Institut russe de statistiques prévoit une perte de population de 11 millions d’âmes entre 2008 et 2025- vient lourdement grever les potentialités économiques du pays. Il a, en second lieu, relevé les « déficiences dans les conditions d’exploitation de l’énergie » : les fuites de gaz en Sibérie dues à la vétusté des infrastructures sont estimées à 10% de la production totale russe, l’équivalent de la consommation annuelle de la France. Il a enfin regretté qu’en matière de « technologie spatiale et de télécommunication » la Russie se « place désormais au 63ème rang mondial pour le niveau de développement de ses infrastructures ». Alors qu’au cours de ses deux mandats présidentiels, puis comme premier Ministre, Vladimir Poutine s’est efforcé, profitant des conséquences de la crise sur la fortune de certains oligarques, de renforcer la mainmise de l’Etat sur des secteurs entiers de l’industrie russe, Medvedev a curieusement développé une conception libérale : insistant sur « le succès personnel et l’encouragement de l’initiative », il a rejeté à long terme « l’idée d’une participation trop élevée de l’Etat dans les sociétés industrielles », une « tendance certes observée dans le monde » au moment de la crise mais qui, a-t-il ajouté, « n’a pas de futur ». Sans toutefois préciser si l’archétype de cette gestion nationalisée, le géant « Gazprom » qui contrôle 95% de la production du gaz naturel et détient le monopole des infrastructures dans le pays, pouvait être concerné par ses réflexions.
Plaidant pour une meilleure « représentativité politique », tant à l’échelon régional qu’au sein de la Douma -une pierre dans le jardin de Poutine à l’origine des restrictions imposées aux formations concurrentes à son parti « Russie unie », Dmitri Medvedev entend également profiter de l’année 2010 -décrétée « Année de l’enseignant »- pour rénover le système de l’éducation destiné, entre autres, à former des « individualités » : comment alors interpréter la mise en place d’un nouveau « manuel des instituteurs » promu par deux proches du Kremlin en vue « d’éduquer des citoyens patriotes » et qui présente la terreur stalinienne comme un « instrument rationnel de résolution des tâches économiques » ? Quant à la politique étrangère évoquée à la fin de son adresse, Dmitri Medvedev la veut désormais « pragmatique », débarrassée des idéologies et « jugée à l’aune d’un seul critère » : « l’amélioration du niveau de vie dans le pays ».
Partagées entre incrédulité et critiques, les réactions convergent vers un constat : le discours de Dmitri Medvedev est saisissant de réalité mais il n’en demeure pas moins des paroles en l’air. L’ancien ministre de Eltsine et fondateur d’un Parti démocrate Boris Nemtsov reconnaît sur son blog (https://b-nemtsov.livejournal.com/53782.html) la « qualité du diagnostic » établi par le président russe. Mais il estime que la « modernisation devrait commencer par des changements du système politique et le démontage de la verticale poutinienne de la corruption ». Sur la radio « Echos de Moscou », l’analyste politique réputé Léonid Radzirovsky a ironiquement comparé la prestation du jeune président à celle d’un « bon nageur, mais qui répète d’excellents mouvement de nage sur la plage sans jamais entrer dans l’eau ! ». Un « partage des tâches entre le bon et le mauvais flic à l’instar des films d’Hollywood », renchérit un fonctionnaire de la Mairie de Saint-Pétersbourg. Seuls Mikhaïl Vinogradov et Vladimir Roudakov, deux journalistes du magasine « Profil » jugés proches du Kremlin, osent avancer l’idée de futurs changements nominatifs dans l’Administration présidentielle (Courrier International).
Dans l’attente d’un « meurtre du père » qui reste pour le moment très hypothétique, il est difficile de ne pas relever les risques d’un discours non suivi d’effets à même de compromettre la bonne image dont bénéficie à l’étranger l’actuel hôte du Kremlin. Une ambivalence que la Russie porte en elle-même à propos de son désir d’appartenance européenne et de sa propension à adopter les normes démocratiques occidentales, ainsi qu’en témoigne l’intéressant ouvrage du Président de l’Académie des Sciences, Alexandre Tchoubarian (« La Russie et l’idée européenne », Editions des Syrtes, 2009).
Si aucun acte ne vient étayer les propos présidentiels, les ambitions de la Russie seront encore reléguées au registre de la propagande et de la manipulation. Au risque de donner raison au cinéaste Pavel Loungin dans son interview à « Novoïe Vremia » : « la Russie vit dans le mythe que des dirigeants tyranniques sont une nécessité pour le pays ».