Berlin n’est pas la seule à commémorer la chute du mur entre l’Est et l’Ouest ! A Nice, dans l’ambiance préparatoire de l’année de la Russie en France, le Centre National de Création Musicale et l’Orchestre Philharmonique de Nice ont proposé à un public nettement moins local et plus jeune qu’à l’accoutumée, une soirée « Grand Voyage » russo-américaine. Rien de politique mais, sous la baguette du chef américain David Milnes, des œuvres de deux compositeurs russes modernes, Symphonie n° 4 « Notre Dame » de Youri Kasparov et « The breath of the exhausted time » de son compatriote Vladimir Tarnopolski. Le programme comprenait également « De la disposition » du compositeur français Philippe Leroux et « Atmosphères » du roumano-hongrois -naturalisé autrichien- György Ligeti.
Quatre pièces astucieusement séparées en fonction de leur originalité. Dans la première partie, la Symphonie n° 4 « Notre Dame » de Youri Kasparov, lauréat du Grand Prix du Concours international Henri Dutilleux de 1996 et nommé « Artiste honoraire de la Russie » par oukaze présidentiel de 2007, propose, à l’image d’une construction de cathédrale « de la terre au ciel », une évolution par blocs instrumentaux. Après avoir initié des accords sombres, les Cuivres cèdent la place aux Vents, puis aux Cordes dans le sens giratoire de l’Orchestre. La partition guide les musiciens dans une très lente et très progressive montée, quasi insaisissable à l’oreille, d’une mélodie de facture presque classique malgré l’utilisation du système dodécaphonique. Celle-ci donne le sentiment de ne pas parvenir à s’arracher aux obscures forces telluriques. La flûte traversière tente bien quelques notes plus aiguës mais les Contrebasses semblent la rappeler à l’ordre. Cette logique très rationnelle d’une orchestration par ensemble instrumental -le compositeur est doublement diplômé de l’Institut énergétique et du Conservatoire de Moscou- suggère une musique à la dimension imposante, toujours inquiétante que seules les dernières notes jouées par une percussion douce -des cloches- semblent définitivement libérer. Le deuxième morceau insiste, en revanche, sur l’atomisation et la singularité absolue des instruments. Pièce dédiée au maestro américain, « De la disposition » est l’œuvre de Philippe Leroux, élève d’Olivier Messian après être passé par le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Auteur d’une cinquantaine d’œuvres de musique contemporaine, « De la disposition » fait courir l’ouie de l’auditeur après des sons fuyants, libres, presque aléatoires et improvisés et qui, tels des feux follets, semblent surgir ici ou là au sein de la Philharmonie. L’exécution des trois mouvements donne lieu à de nouvelles « dispositions » de sonorités « juxtaposées » et « exploratoires ». Entre quelques glissandi joués par les Cordes, le fracas soudain des Cuivres, on respire un moment alors que la pression musicale semble diminuer d’intensité. Mais les instruments repartent de plus belle, encore plus dynamiques et solitaires, dans des trajectoires inattendues de rythme et de tonalité. La deuxième partie offre -quelle riche soirée !- un contraste saisissant : G. Ligeti et V. Tarnopolski inscrivent leur travail dans un registre de couleurs musicales entièrement pastellisées. Choisie pour l’ouverture de « 2001, odyssée de l’espace », la pièce de György Ligeti « Atmosphères » constitue l’acte de naissance de la musique dite « statique ». Une musique, explique l’auteur, qui donne le « sentiment d’un courant continu qui n’a ni début ni fin ». D’interminables notes tenues par les Cordes, Contrebasses en tête, sont jouées, « filtrées », au point de ne pas entendre les quelques mesures interprétées par le Violon solo. Ou d’à peine distinguer les recherches sonores des deux pianistes, extraordinaires Antony Ballantyne et Sébastien Driant lesquels, sur la pointe des pieds, quittent leurs claviers pour aller frôler les cordes de leur instrument à l’aide de brosses ou de chiffons en laine. Tout se situe dans le délicat espace de l’infime perception humaine découvrant, émerveillée, l’ultime création sonore. Enfin, les percussions sont à l’honneur avec « The breath of the exhausted time » de Vladimir Tarnopolski, du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou. Tenu par l’auteur comme le « premier signe de vie », le « souffle lent » de la naissance se diffuse progressivement dans l’assistance avant qu’un dialogue initialement feutré, puis une respiration plus haletante, ne s’instaure entre l’orchestre -notes tenues par les Contrebasses- et les six percussionnistes : tels de distingués maîtres queux derrière leurs fourneaux, attentifs au moindre signal du Maestro, Claude Vié, Christophe Perez, Patrice Gauchon, Benjamin Turrillo, Nicolas Castagnola et Philippe Biclot s’activent inopinément, agiles acrobates tout à leurs assiettes chinoises instrumentales, autour de leurs deux marimbas, trois vibraphones, trois glockenspiel, des cloches tubulaires et autant de cloches plaques, grosse caisse symphonique, timbales, maracas, tambour de basque, gongs accordés, crotales, cymbales suspendues, cymbale chinoise ou cloutée, triangles, glass chimes et tam-tam! Un « souffle du temps épuisé » pour les dernières mesures, reconnaît bien volontiers le compositeur. Spécialiste et adepte de la musique nouvelle, lauréat du prestigieux prix « Exxon Conductor » en 1984, le chef David Milnes dirige actuellement le UC Berkeley Symphony Orchestra et le Berkeley Contemporary Chamber Players. Son sourire tout au long de cette soirée indiquait son plaisir. Un plaisir qu’il a su transmettre dans sa direction musicale à une Philharmonie niçoise, visiblement au mieux de sa forme et « ravie », selon certains de ses musiciens, de cette escapade dans la modernité. Lorsqu’on l’interroge sur les raisons qui ont présidé à ce choix musical, David Milnes admet qu’il a cherché à s’éloigner des répertoires classiques où la marge interprétative lui semblait limitée. Avec cette musique, confie-t-il, « je dirige en créant et en expérimentant ». Une expérience, heureuse, entièrement partagée par le public de ce concert.