Un film en forme de huis clos. L’intérieur d’un char israélien au tout début de l’invasion du Liban en 1982. La guerre ne fait pas seulement rage à l’extérieur. Elle détruit les êtres du dedans. Elle les transforme aussi, malgré eux. « Lebanon », le film du réalisateur israélien Samuel Maoz, lauréat du Lion d’or de Venise en 2009, dépasse le simple témoignage historique et va au-delà du récit d’un cheminement initiatique : il dissèque littéralement l’enfer des rapports humains lorsque la mort vient à rôder.
L’analyse du film offre trois niveaux de lecture: une thérapie effectuée par son auteur, la tentative -pas véritablement réussie- d’y inclure de force le spectateur et la signification de cette production pour l’Etat hébreu.
« Sortir de ce tank m’a pris plus de 20 ans », explique celui qui, âgé de 19 ans en mai 1982, fut le tireur du premier tank à franchir la frontière israélo-libanaise. La peur tétanise Schmolik et met en danger l’équipage. Il découvre cette guerre, les ruines d’un village, les corps déchiquetés, les visages hagards des survivants, les cris des rescapés libanais pris en otage par des Palestiniens, le tout à partir du seul viseur : mais la distance scopique ne le protège en rien de l’horreur et du dégoût. Dans un retournement en son contraire, l’œil qui doit viser et ajuster le tir meurtrier, se fait cible et devient le réceptacle culpabilisant de la souffrance observée. Dans ce film à l’indiscutable portée thérapeutique pour son auteur, le traumatisme s’évacue au moyen du signifiant : dehors, le sang coule à flot mais à l’intérieur du blindé, les sombres parois suintent et les soldats « pissent » à tour de rôle pour « se soulager ». Provisoirement, on s’en doute.
Faire entrer l’autre pour s’en sortir soi-même. Transfert croisé : « J’ai fait le choix de placer le spectateur dans le char », afin qu’il « partage ce que les soldats ressentent » explique Samuel Maoz. On devine rapidement une lancinante obsession de l’auteur d’impliquer l’audience, voire de la soumettre à cette cohabitation forcée dans cet espace réduit. D’où la difficulté, reconnaît-il, de choisir « une structure dramaturgique classique ». Le cinéaste dit s’inspirer de « Apocalypse Now ». On songe plutôt au « Salaire de la peur ». Qui d’autre « pénètre » dans le char ? Le cadavre d’un soldat israélien devenu, par l’impureté de la mort, « intouchable » – signe de l’aporie entre soumission aux normes religieuses et humanisme terrestre- et un prisonnier syrien plus inquiet d’être récupéré par les phalangistes libanais que de rester sous la garde de Tsahal. Surtout, les allers et retours dans ce char d’un officier israélien parlent d’eux-mêmes : ce professionnel du combat personnalise l’incessant rappel de l’injonction paternelle, du respect de l’ordre et du pouvoir de commandement. En vain. Le réalisateur martèle à l’envi le peu d’emprise de cette incarnation traditionnelle d’Israël sur les jeunes militaires démotivés. Tout un symbole.
« Après vingt ans, on peut parler de choses sans avoir peur » confie le réalisateur. La véritable dimension de ce film apparaît sans doute à ce troisième niveau : au travers de son nouveau cinéma, celui des dix dernières années qui questionne sans concession la religion, la sexualité et l’omniprésence de la guerre dans le quotidien de l’Etat hébreu (« Kadosh » de Amos Gitaï en 1999, « Tu marcheras sur l’eau » et « The Bubble » de Etan Fox en 2004 et 2007, « Valse avec Bachir » de Ari Folman en 2008, « Tu n’aimeras point » de Haïm Tabakman en 2009) Israël consacre avec « Lebanon » son désir sous-jacent d’une pause doublée d’une profonde introspection.
N’en déplaise aux thuriféraires de la paix à tout prix, on s’interrogera pourtant sur le pacifisme parfois larmoyant du scénario : un symptôme massif qui le rend discutable, « suspect » ne manqueront pas d’hurler les détracteurs d’Israël. Le « public analyste » de l’autre soir s’en est d’ailleurs méfié: il n’a peut-être pas tort. En remerciement pour son prix Nobel de la paix, le président Barack Obama n’a-t-il pas essentiellement parlé de la guerre ?