Serait-ce une conséquence, inaperçue par Elisabeth Badinter, de la prise en compte par les femmes, de leurs impératifs professionnels, condition de leur indépendance financière au point de ne pouvoir garantir, comme elles l’affirment très souvent, de « faire toute leur vie avec le père de leurs enfants » ? Toujours est-il que désir féminin et maternité suivent désormais des chemins séparés. Une évolution importante dont la psychanalyse doit tenir compte après avoir, au début du XXème siècle, « entendu » les femmes considérer la maternité comme l’accomplissement intime de leur sexualité. Après la disjonction constatée entre sexualité et procréation, puis celle, plus progressive, entre sexualité et génitalité, verra-t-on demain la maternité ne plus répondre à l’ultima ratio du désir féminin ? Entre maternité et désir, la séparation à l’amiable ne serait-elle déjà pas prononcée par le juge de la modernité ?
Quoi qu’en pense la philosophe, rien n’oblige les femmes françaises à être, selon l’Insee, les plus « fécondes » d’Europe, phénomène relevé bien avant la crise financière ce qui exclut d’éventuelles raisons involutives : avec un taux légèrement supérieur à 2 enfants par femme, l’Hexagone fait figure d’étrange exception en comparaison des voisins proches -Allemagne, Italie, Espagne- où, malgré des politiques natalistes similaires, le taux de fécondité ne dépasse guère 1,4 et des Etats-membres plus à l’Est -Pologne, Lituanie, Tchéquie- où il atteint difficilement 1,3. Ces chiffres révèlent une série de mutations qui cadrent difficilement avec les idées exprimées par l’essayiste : différentes enquêtes réalisées en France sur les femmes (Inserm, Insed et Ipsos,) démontrent que la maternité n’est plus automatiquement associée au seul affect du « sexe faible ». La rationalité du monde moderne est passée par là. Les enfants sont en effet de plus en plus « programmés » : entre 1960 et les années 90, la part des naissances « bien planifiées » est passée de 59 % à 83 %. Les contraintes de la modernité pourraient même parvenir -paradoxalement- à libérer la femme sans déposséder totalement la mère : on rappellera ici les recherches du biophysicien Henri Atlan sur la création annoncée pour le siècle prochain, d’un « utérus artificiel » rendant possible, entre le cinquième jour et la vingt-quatrième semaine, le développement d’un embryon en dehors du corps de la femme. Aux jeunes étudiantes de l’Université de Nice Sophia-Antipolis auxquelles j’ai fait part de cette découverte, aucune d’entre elles ne songerait pour le moment à y recourir. Mais 20% des femmes adultes interrogées à ce sujet accepteraient son usage pour le « deuxième ou troisième enfant » afin de ne pas « nuire à leur carrière professionnelle ». Devrait-on y voir la preuve irréfutable d’un enfermement « régressif » du féminin ? La modernité en vient même à structurer la vie du couple : certains d’entre eux font « chambre à part » afin de tenir compte de leur « individualité respective ». Et pas seulement en raison des horaires divergents. La « chambre à soi », pour reprendre une expression de la féministe Virginia Woolf, permet aussi ce refuge intime où l’espace à coucher et le lit -les enfants aujourd’hui en témoignent- deviennent un « territoire intouchable » qui accueille les repas, les livres et l’ordinateur. Aux Etats-Unis, une étude menée par l’Association des constructeurs immobiliers prévoit que plus de 60 % des domiciles compteront, dès 2015, deux chambres par couple. Enfin, les femmes divorcées mettent en moyenne 7 ans pour refaire leur vie contrairement aux hommes qui retrouvent une relation stable au bout d’une période de 2 ans. Les craintes d’Elisabeth Badinter sont-elles réellement fondées ?
Certes, à entendre les spécialistes, le taux d’augmentation des dépressions féminines, de même que l’explosion des phénomènes d’addiction chez les femmes (alcool, drogue, tabac…) s’expliqueraient en partie par le rythme effréné de la vie moderne qui les « contraint à multiplier les rôles d’épouse, de mère et d’amante ». 63 % des femmes sont devenues actives sur le marché du travail ce qui n’empêche pas 70 % d’entre elles d’assumer la quasi intégralité des travaux quotidiens dans la maison. La femme galope comme l’acrobate chinois chargé de faire tourner simultanément plusieurs assiettes au bout d’une tige: « si sa course faiblit, les assiettes tombent et se cassent » explique Eliette Abecassis dans son ouvrage « Le corset invisible ». En accusation, « des décennies de domination masculine et de socialisation inconsciente », selon le sociologue François de Singly.
Suffirait-il pour autant de « désexualiser » les habitudes domestiques pour rétablir un équilibre ? Ce serait ignorer la source inconsciente des codes sociaux : celle-ci plonge ses racines dans la sexualité infantile refoulée des adultes avant d’étendre son influence psychique ultérieure sur leur progéniture. La plupart des parents souhaitent en effet connaître le sexe de leur futur enfant afin « d’adopter, avant même sa naissance, une conduite spécifique selon qu’il s’agit d’un garçon ou d’une fille ». La panoplie du bricoleur et la trousse du docteur pour le fils, la petite cuisinière ou la mini-maison de couture pour la fille sont davantage responsables des inductions de codes comportementaux. Phénomène identique pour l’expression des émotions: rares sont les parents qui « l’admettent » chez leurs jeunes descendants mâles. Les identifications inconscientes jouent ensuite leur rôle : la petite fille perçoit probablement l’activisme de la mère comme une manifestation de sa toute puissance à l’intérieur du foyer, compensatrice d’un pouvoir paternel estimé inaccessible. Dans la cuisine, l’horresco referens des féministes, elle note par exemple les tentatives du père -infructueuses car rabrouées par la mère au nom de son incompétence- d’une incursion dans son « domaine réservé ». Dans les sociétés moyen-orientales règne ainsi à l’intérieur du domicile un authentique « matriarcat psychique » : les mères s’enorgueillissent simultanément des exploits sexuels de leurs jeunes fils tout en encourageant leurs filles à faire « monter les enchères » pour épouser le « meilleur parti ». Transmis de mères en filles, ce singulier pouvoir fait autorité sur les garçons et le père de famille à l’intérieur des murs. Il éclaire peut-être certaines des résistances féminines aux changements sociaux.
Enfin, la réflexion d’Elisabeth Badinter ne prend pas suffisamment en considération un invariant systématiquement rencontré par la psychanalyse : le rôle de la mère dans l’épanouissement de la position féminine de sa fille. Celle-ci reste dépendante, « suspendue » à la transmission, totale, partielle ou refusée, du flambeau de la féminité. Pour des raisons liées à sa propre histoire inconsciente, la mère peut ne pas vouloir lâcher la proie pour l’ombre, de même qu’elle ne peut par surcroît transmettre une féminité qu’elle ne possède pas ou qu’elle refuse : la sociologue Françoise Héritier nous rappelle par exemple qu’au Burkina Faso -et l’exemple est la chose même-, une mère qui continuerait à avoir des relations sexuelles sous le même toit que sa fille devenue pubère, condamnerait celle-ci à la stérilité. Un seul sceptre féminin par empire familial ! La clinique le confirme d’ailleurs au quotidien : les cas nombreux de femmes insatisfaites -95 % des femmes connaissent des baisses de désir mais 64 % d’entre elles déclarent ne rien faire pour modifier cette situation- laissent apparaître une tragique articulation entre jouissance et regard maternel. Des femmes règlent leur compte avec leur propre mère par l’anorexie interposée de leur fille. Certaines d’entre elles voudraient passer du statut de fille à celui de mère en évitant la transition, douloureuse mais obligée, par celui de femme. Freud a rappelé l’impossibilité de comprendre les mystères du « continent noir » sans tenir compte du lien précoce à la mère. Lacan évoquera quant à lui « le ravage qu’est chez la femme…le rapport à la mère ». Là où tout se noue.
Applaudissons la vigilance exacerbée de la femme de lettre, soucieuse de préserver les acquis et de défendre les droits. Gardons nous toutefois de juger sans appel ce couple en apparence désuni du féminin et de la maternité au seul motif qu’il chercherait subrepticement à renouer.