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22 novembre 2024

Boris Cyrulnik : « La honte est une arme de pression sociale très efficace ».

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© Odile Jacob
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Nice Premium : Quels types de comportements peuvent générer la honte vis-à-vis d’autrui et vis-à-vis de soi ?

Boris Cyrulnik : C’est très facile de répondre à cette question : vous pensez au gibier. Il n’a qu’une idée en tête : se terrer. Les honteux disent j’aurais voulu rentrer sous terre. Ne pas exister sous le regard des autres parce que les autres ont un regard qui m’humilie. Tous les comportements s’enracinent la dessus : évitement du regard, effacement, le fait de ne pas s’imposer.

N.P : La honte peut-elle générer des comportements d’autodestruction ?

B.C : Je ne pense pas. Elle génère sûrement une souffrance, un malaise. Je crois que c’est une amertume mais je pense que la mélancolie provoque des comportements d’autodestruction. La culpabilité aussi. Pas la honte. La honte est une souffrance, un poison de l’âme.

N.P : Comment peut-on se débarrasser de ce sentiment de honte ?

B.C : Pour sortir de la honte, il y a une manière pathologique : c’est l’arrogance, c’est trop en faire, trop se compenser. Par exemple, ceux qui ont envie de leur corps deviennent très souvent culturistes comme M. muscle. Des gens qui ont honte de parler deviennent comédiens. Là, ils n’ont pas honte. Ils sont très sûrs d’eux. Des chanteurs même ou alors des mythomanes. Ils inventent une histoire magnifique pour compenser la honte. C’est un mécanisme de défense mais ce n’est sûrement pas le meilleur procédé. Le meilleur procédé consiste à agir sur la culture c’est-à-dire sur les récits culturels. En changeant de récits culturels, on voit que beaucoup de honteux peuvent passer de la honte à la fierté. Par exemple, on peut dire qu’avant les pauvres étaient honteux. Maintenant, on peut très bien dire je suis pauvre mais j’ai un travail, une famille, je suis fier(e) de ce que j’ai fait. Selon le récit culturel, on peut avoir honte d’être pauvres ou au contraire être fier(s) d’être pauvres et d’avoir fait des choses intéressantes.

N.P : La honte est un phénomène peu étudié. Pourquoi ?

B.C : Jusqu’à présent notre culture nous a fait croire que ce qui était important c’était la biologie, les sciences physiques, la chimie ou alors les sciences psychologiques : la psychanalyse, l’anthropologie. La honte est à cheval entre les deux. On peut très bien modifier le sentiment qu’on a de soi selon la manière dont on en parle. Si je raconte de moi des récits merveilleux, je vais me sentir bien, car vous allez me regarder avec estime. Au contraire si je raconte des souvenirs douloureux, je vais voir que je vous gêne et je vais dans ce cas là me sentir mal sous votre regard. C’est très interactif : ce n’est pas le sujet seul, c’est le sujet d’intersubjectivité.

N.P : Le sentiment de honte s’opère-t-il davantage dans notre société occidentale ?

B.C : Je pense qu’on a facilement ce sentiment dans les sociétés en construction. C’est-à-dire que là il faut être fort, il faut se soumettre à la loi du chef, la loi des pionniers pour gagner une guerre, un territoire. La moindre défaillance provoque un sentiment de honte. Je pense qu’au contraire dans nos sociétés occidentales, on devient plus tolérants, on s’habille comme on veut. On voit les jeunes se balader actuellement avec des vêtements colorés. Il y a deux générations, ils seraient morts de honte. Les garçons devaient avoir la chemise blanche et la cravate et les filles devaient avoir la jupe plissée et les socquettes blanches. Si on n’était pas habillés comme ça, on était honteux alors que maintenant les jeunes s’habillent comme ils veulent et font de plus en plus ce qu’ils veulent. Je pense au contraire que la démocratie et les sociétés occidentales atténuent ce sentiment de honte.

N.P : Pensez-vous que la honte est due au regard de l’autre ?

B.C : On ne peut être honteux que sous le regard de l’autre. L’autre peut être présent ou imaginé. Je peux avoir honte de moi, car j’ai vu qu’elle me regardait avec mépris. Elle n’est pas près de moi, elle est dans ma mémoire et je me rappelle qu’elle m’a regardé avec mépris. Elle a compris que j’étais minable. Donc, je me sens honteux sous son regard réel ou son regard dans ma mémoire. C’est le pouvoir que je donne au regard de l’autre : il y a des gens qui me méprisent, ça ne me touche pas. Alors qu’au contraire, si je souhaite leur estime et si je vois qu’ils me regardent avec dédain, je suis touché, j’ai honte. C’est le pouvoir que je donne aux personnes qui me rend honteux.

N.P : Comment serait le monde si la honte n’existait pas ?

B.C : La honte est une pression de conformité. C’est une arme de pression sociale très efficace. Si tu ne fais pas ce qui est moral de faire, tu auras honte de toi et tu porteras le déshonneur sur ta famille. C’est une pression conformiste très puissante. S’il n’y avait pas la honte, la société serait probablement désorganisée.

N.P : Une société sans honte serait une société sans jugement ?

B.C : Absolument. Seulement, on ne peut pas ne pas juger. Dès l’instant qu’on le voit, on le jauge d’abord et on le juge ensuite. Les sociétés sans jugement, sans honte seraient des sociétés sans regard. On peut penser qu’une société sans jugement serait une société narcissique où je me fous de ce que tu penses, une société perverse. Il y a des gens qui n’ont jamais honte, car ils se foutent de l’opinion des autres.

N.P : Pourquoi certains individus ont-ils plus honte que d’autres ?

B.C : Parce qu’ils sont complètement dans l’émotionnel. Il y a des gens très émotifs peut-être d’origine génétique, peut-être d’origine épigénétique. Ces gens là sont plus sensibles au regard des autres. Pour un rien ils ont honte alors que d’autres n’y accordent aucune importance. Il y a tout un cheminement entre celui qui meurt de honte pour un simple regard et celui qui se fout du regard des autres. Il y a toute une gradation pour chacun d’entre nous. Cela change aussi en fonction de l’évolution personnelle. Je peux très bien avoir honte à 15 ans parce que je ne suis pas M. muscle et à 25 ans je me dis que c’est un peu ridicule d’avoir voulu être M. muscle. Je peux très bien changer de regard sur moi. Je peux très bien m’étonner d’avoir eu honte ou ne pas me rendre compte d’avoir eu honte. Je m’en veux d’avoir eu honte. C’est tellement ridicule. Donc, j’ai honte d’avoir eu honte. Je peux très bien aussi être fier d’avoir eu honte. Il s’agit presque d’une preuve de morale. Si les gens souffrent, j’ai honte de ne pas les aider. C’est presque une preuve d’empathie, de morale. Les pervers n’ont jamais honte.

N.P : La honte peut être à la fois positive ou négative ?

B.C : Elle nous permet de vivre ensemble. La honte est un frein socialisant qui change selon les cultures, selon les âges, selon les valeurs attribuées aux événement

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