Du monde arabo-musulman aux pays scandinaves, le thème du « regard » a profondément marqué l’ensemble des civilisations. Un proverbe arabe, souvent cité au Liban, en consacre l’authenticité face aux illusions du langage : « La bouche peut mentir ou trahir, les yeux expriment toujours ce qu’il y a au plus profond du cœur ». Dans les contrées nordiques, lorsqu’on porte un toast en prononçant le mot rituel « Skol », on se doit de choquer les verres et de boire en fixant l’autre du regard. Vestiges d’une pratique ancestrale entre guerriers pour guetter les premiers effets d’un poison versé dans l’une des coupes. « L’énigme du regard » soulevée par le pédopsychiatre Daniel Marcelli pose effectivement la question de savoir ce qui se passe lorsqu’on se regarde « les yeux dans les yeux ». Au-delà de la finalité fonctionnelle, voir et être vu, la dimension psychique de cet « organe des sens » qui caractérise l’être humain, n’échappe pas à l’auteur : rares sont les primates supérieurs capables de « croiser durablement leurs regards entre eux ».
La mère et son bébé en savent quelque chose lorsque que celui-ci intervient en complément de la voix et du toucher. Dans l’échange forcément énigmatique entre la mère et son rejeton, l’un comme l’autre tente d’interpréter le message du regard : celui d’un amour béat ou emprunt d’extase, certes plus lourd à soutenir pour le second, celui encore plus redoutable, selon Daniel Marcelli, de la mère inquisitrice en quête d’un signe de reconnaissance, de réciprocité que le bébé se refusera probablement à lui offrir. Qui n’a pas souvenance de la petite tête blonde ou brune qui cherche du regard l’approbation parentale au moment d’entreprendre une action inédite, fût-elle une bêtise ? A l’adolescence, le regard c’est aussi celui qui provoque « le coup de foudre ». Terrible épreuve que celle de ce premier amour pubertaire investi de la pulsion sexuelle et qui place l’ado entre « la crainte d’être dévoilé et le besoin d’être regardé ». L’auteur s’attarde à juste titre sur les dévoiements contemporains du regard. Celui du sportif dont l’activité physique essentielle exige d’être regardée. Parfois au point d’en d’oublier la seule performance ou de déplacer celle-ci sur le « terrain » de la conquête personnelle de la gloire. De tout temps, rappelle le pédopsychiatre, « l’autre » demeure constitutif de l’existence humaine. « Pas de grâce sans défaillance » disait déjà St Paul. Impossible de trouver l’axe du monde sans faire le « pas de côté » enseignait également Pythagore à ses disciples de l’école de Crotone. Pas d’identité sans altérité a renchéri Freud, le fondateur de la psychanalyse. L’homme a besoin d’un écart à lui-même pour se saisir. Mais après deux millénaires consacrés, non sans heurt, à la poursuite et au triomphe de notre individualité, le mouvement semble s’être altéré.
L’intégralité de « l’autre » se trouve morcelée, réduite à l’expression « partielle » de son regard. Peu importe le reste, grandeur d’âme ou intelligence du coeur. On ne se construit plus à travers l’autre mais on s’aliène dans la manière dont il vous scrute. Nouvelle forme de dépendance. L’image de la chose a remplacé l’idée que Platon pouvait se faire de la chose elle-même. L’apparence vaut garantie de la substance. Modes vestimentaires, alimentaires ou festives, regroupements par affinités culturelles, ethniques religieuses ou sexuelles, l’être humain donne le sentiment d’avoir peur de vivre par et pour lui-même. Il puise dans le seul regard de l’autre une énergie, une appétence au monde qui semble lui faire défaut. Ne serait-ce pas plutôt cela l’énigme du regard ?
Daniel Marcelli, Les yeux dans les Yeux, L’énigme du regard, Albin Michel, 2006, 275 p., 19,50 Euros
Jean-Luc Vannier
Psychanalyste
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