Les choses n’ont pas changé au point de pouvoir modifier ma pensée sur l’Europe. Il y a un an, il était clair que le vote sur la Constitution européenne rassemblerait des voix aux motivations très éclatées. Le non français doit être analysé à travers ce prisme : il y a certes eu des Français qui ont expressément manifesté leur opposition au projet européen tel qu’il leur avait été présenté. D’autres, dans une proportion tout aussi importante, ont utilisé cette occasion électorale pour affirmer leur désaccord avec la politique suivie, voire l’absence de politique dans des secteurs en difficulté de la nation. Les hommes politiques qui ont si facilement ignoré, au cours des mois précédant ce scrutin, les demandes électorales au sens sociologique du terme ont puissamment contribué à donner une signification interne à ce vote européen. Le déni du politique, comme on parle d’un déni de justice, et qui se manifeste par l’attentisme au nom de la préservation d’une paix sociale, fut-elle précaire, porte une lourde responsabilité au regard de l’histoire.
Il faut, me semble-t-il, clarifier une idée : une très large majorité de Français n’est certainement pas hostile à l’idée de l’Europe au même titre qu’on ne peut être défavorable à la lutte contre la faim et la pauvreté dans le monde ou à la recherche de la paix et du bien être des peuples. En ce sens, le fait de se déclarer en faveur de l’Europe relève d’une forme de truisme et ne sert pas véritablement la réflexion. C’est dans ce qu’elle donne à voir de ses actes, de sa pratique et de ses perspectives que l’Europe suscite des inquiétudes, sinon un rejet. Si la consultation n’avait porté que sur la Charte européenne, la première partie et la plus philosophique du texte, il est probable que le résultat en eût été modifié.
Le mot « tabou » me semble exagéré. Je dirais plutôt que le sujet européen embarrasse sinon qu’il suscite un profond désarroi. On ne sait plus, si j’ose dire, par quel bout le prendre ! Dans une vision pessimiste, et au regard d’un débat dont la richesse publique d’avant le scrutin a laissé la place à une atonie presque honteuse après ce dernier, il faut probablement puiser la confirmation que la situation ne s’est pas fondamentalement modifiée. Et pour cause ! Les questions essentielles demeurent. Prenons l’une d’entre elles qui était particulièrement « présente par son absence » au cours du débat sur cette Constitution européenne : l’entrée de la Turquie dans l’Union. Les négociations avec Turquie ont bien débuté mezzo voce en octobre de l’année dernière et Bruxelles vient récemment de signer avec Ankara un accord pour le premier des 25 chapitres, certes le plus facile à régler, qui conditionnent l’adhésion à l’UE.
Le « non » français intégrait, que les Politiques l’acceptent ou pas, le refus de l’arrivée turque dans le giron européen. Cette incapacité à entendre le « sens caché » de la consultation en dit long sur les enjeux comme elle augure des risques de dérapages susceptibles d’intervenir lors de la prochaine élection présidentielle. Les Renseignements Généraux ne créditent-ils pas, selon ce qu’on entend dans les « dîners en ville », le Front National de plus de 25 % d’intentions de vote ? N’en déplaise à ceux qui fustigent les « déclinologues », les projections démographiques jusqu’en 2050 tant pour les pays membres que pour les candidats à l’Union, sont accablantes : tous subiront dans les années à venir (ou ont déjà subi pour certains d’entre eux) un renversement de croissance de la population, au point de ramener celle-ci en 2050 à son niveau de 1985 ! Avec des conséquences mécaniques : chute de la croissance autour de 1,1 % à partir de 2020 et baisse considérable du poids européen dans la production mondiale passant de 23 % en 2000 à 12 % en 2050. Tous ? Pas tout à fait. Un seul pays, la Turquie, doublera quasiment sa population dans cette période. Et les 100 millions de Turcs estimés pour 2050 d’apparaître comme ceux qui permettront à la part européenne dans le PIB mondial de rester proche des 20 %. Dilemme cornélien, on le comprend, pour les uns comme pour les autres.
Le « non » français n’a pas été suivi des conséquences fracassantes annoncées. La perte d’influence de la France dans les nominations de fonctionnaires à Bruxelles était déjà monnaie courante à la fin des années 90. Aux Français qualifiés parfois « d’idéologues », souvent prisonniers de schémas conceptuels, les responsables européens ont préféré les « pragmatiques » à la mode anglo-saxonne. Le poids européen se serait même accru en politique étrangère : prise de conscience des enjeux énergétiques par l’intransigeance croissante de la Russie en la matière, diplomatie d’interface pour gérer le défi nucléaire iranien et efficience d’une position commune après l’élection du Hamas au Parlement palestinien. Euphorie certes à nuancer : Téhéran demeure obsédé par une relation bilatérale avec Washington. J’ai souvenance à ce titre, d’un entretien avec le Directeur des affaires politiques du ministère iranien des affaires étrangères qui me déclarait au début des années 90 que « pour l’Iran, l’Europe n’était qu’une escale sur la route des Etats-Unis ». Dont acte.
Dans le récit de ses « souvenirs » après son passage au Ministère des affaires étrangères, Tocqueville notait déjà : « Les démocraties n’ont le plus souvent que des idées très confuses ou très erronées sur leurs affaires extérieures…et ne résolvent guère les questions du dehors que par les raisons du dedans ». Il me semble que rien d’important n’interviendra sur le sujet européen avant les élections présidentielles de 2007. Nous ne sommes pas les seuls, faut-il le rappeler, dans cette situation. Les Pays-Bas ont aussi répondu par la négative à la question européenne et le Ministre néerlandais des affaires étrangères explique, dans une Tribune récente du « Monde », que le non l’emporterait encore un an après dans son pays. Très justement, le Ministre en tire les conséquences : les Néerlandais ont exprimé ce dont « ils ne voulaient pas » pour l’Europe. Reste à présent, selon lui, « à savoir ce qu’ils voulaient ». Au risque de blesser notre narcissisme national, toujours si prompt à s’exacerber, nous pourrions utilement nous inspirer de cette réflexion d’un « modeste » pays voisin.
Jean-Luc Vannier
Psychanalyste
Chargé de cours à l’Université