Il y a les systèmes philosophiques particulièrement bien agencés, aux limites de l’achèvement comme celui de Hegel. Tous les concepts s’y imbriquent. Ils s’y verrouillent presque dans des articulations aussi minutieuses et savantes qu’une horlogerie suisse débarrassée à jamais du besoin de l’homme pour remonter son mécanisme. Il y a par ailleurs des philosophies de « proximité » : Marc Aurèle, Sénèque, Montaigne nous livrent au quotidien, maximes et réflexions à même de nous aider, si besoin était, à vivre dès le lever du soleil une existence heureuse et à nous approcher d’un bonheur aussi paisible que modeste. Et puis il y a la pensée Ricoeur. Loin d’être coincée entre les deux modèles précédents, elle cherche indéfiniment, aux confins d’une obsession, l’ailleurs, l’autre. Philosophe, Paul Ricoeur l’est certainement tant son œuvre s’inscrit dans le registre traditionnel d’une « interrogation fondamentale » sur l’être. Mais le philosophe refuse obstinément de s’enfermer dans une spirale purement spéculative : il emprunte des chemins de traverse et s’en va butiner les floraisons du voisinage intellectuel. Loin d’être un simple pilleur de pollen, il fait au contraire son miel d’un dialogue fécond avec l’histoire, la sociologie, la politique, la phénoménologie, mais aussi la psychanalyse, l’art et la théologie chrétienne. Originalité courageuse et richesse assurée de sa réflexion.
Dans cette recherche, les frontières l’auront probablement passionné davantage que le cœur atomique. Un exemple ? L’être humain que Paul Ricoeur libère de sa « finitude » au profit d’un « agir faillible ». Cet « Eros par quoi nous sommes dans l’être », affirme-t-il avec insistance dans « Finitude et culpabilité », situe l’homme dans la position dynamique d’un intermédiaire. Comparable au metaxu grec, à l’entre-deux, il fait en quelque sorte office de médiation comme le joint transitionnel unissant le carré blanc au carré noir dans un pavé mosaïque. Fragilité certes de ce « médian » mais garantie tout aussi égale d’une forme de liberté : l’homme dépasse la vie et la mort par la narration, le récit d’un éprouvé qui, à l’image d’Eschyle, lui ouvre les portes de la connaissance, mais lui assure en outre, selon Ricoeur, celles de l’éternité en l’inscrivant définitivement dans le temps. Frontières et interprétations encore et toujours chez ce philosophe par l’utilisation d’une large panoplie des langues, anciennes ou vivantes, qu’il conçoit comme un voyage dans l’immense « pluralité » humaine. Et puis, n’omettons pas, au sein de cette pensée Ricoeur, certaines de ses idées quasi prophétiques. Ce n’est certes pas le moindre des intérêts de la revue Esprit que d’avoir inséré des textes, pour certains inédits, dans ce numéro spécial consacré au philosophe disparu en 2005. Dans un rapport présenté en 1958 au « Congrès du Christianisme social », il annonçait déjà, dans cette forme de prescience toute augustinienne qu’il n’aurait peut-être pas désavouée, les maux futurs de la société moderne : « On dirait, expliquait-il, que la diminution de la peine physique est payée par l’apparition d’un mal d’un genre nouveau, un mal d’insignifiance, fait de non-valeur et de monotonie, un mal d’ennui, plus psychologique que le mal de pénibilité ». Clairvoyance d’une philosophie empreinte d’humanitude mais mélange de genres probablement trop suspect pour avoir été entendu et compris à temps.
Revue Esprit, , Mars-avril 2006, 380 p., 20 Euros.
Jean-Luc Vannier
Psychanalyste
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