On le croyait terrassé, disparu à jamais avec le millénaire, enfoui sous les décombres du 11 septembre 2001 et mis au placard devant l’urgence du sauvetage écologique de la planète. On se trompait. Il vit toujours et s’est même adapté aux nouvelles exigences requises pour assurer son développement : le capitalisme a profité de l’avènement d’une civilisation du désir et de sa volonté d’une satisfaction immédiate pour étendre son influence et renforcer son emprise sur les peuples. Il a compris et assimilé la fin des grandes idéologies et des militantismes politiques. Il a noté leur remplacement par un hédonisme à la petite semaine, rythmé par le « souhait de vivre au présent » de la part d’humains peu confiants dans les promesses futures d’un monde meilleur lesquelles n’engagent, c’est bien connu, que ceux auxquels elles s’adressent. Le bon sens commun prévaut désormais : mieux vaut tenir que courir.
Dans son nouvel essai sur « le bonheur paradoxal », Gilles Lipovetsky affirme, chiffres à l’appui – et ils sont parfois inquiétants – que le capitalisme a su durablement endosser les habits de l’hyperconsommation pour s’infiltrer subrepticement au cœur de nos comportements les plus anodins. L’introduction de l’auteur sur les « trois âges du capitalisme » ne doit pas faire illusion. Après la production standardisée de l’économie fordienne et la consommation de masse où la séduction se substitue à la coercition, voici venus les temps de la « consommation émotionnelle ». Cette troisième phase ne saurait toutefois constituer l’âge de raison : « nous n’en sommes, confie l’essayiste, qu’au tout début de la société d’hyperconsommation ». Celle-ci ne se contente plus du matériel destiné à décharger la ménagère des tâches quotidiennes. L’achat devient un projet personnalisé : il y a bien une recherche de confort mais cette dernière revêt une dimension identificatoire. Elle repose sur un souci d’harmonie intérieure, elle effleure presque la quête philosophique. L’être humain se procure des « objets à vivre ». Acheter se comprend avant tout comme une expérience intérieure, un moment exaltant et pourvoyeur de sens. Les structures commerciales, marketing, publicité et communication aidant, se sont en conséquence affinées pour tenir compte des évolutions. Elles ont pris acte de la part du temps non travaillé qui représente dans les pays développés 82 à 89 % de la durée totale du temps éveillé d’un individu. Tout comme les dépenses liées aux loisirs qui ont augmenté plus vite que la moyenne générale des consommations.
Ce n’est plus un produit qui est vendu mais une « vision ». L’ « univers » du supermarché remplace désormais le « rayon », dénomination aussi triste que dépassée. Il ouvre sur un imaginaire à la fois temporel et spatial : l’entrée dans une boutique doit prendre des allures de dépaysement, de voyage exotique dans un horizon lointain. Ce court instant desserre, nous dit l’auteur, les « contraintes du réel ». Le bonheur pourrait donc se trouver à portée de main. Seulement voilà, il n’en est rien. Course sans fin à l’innovation qui vise à susciter l’appétence boulimique de la consommation, zapping généralisé des marques dans une déferlante inflationniste de lancements et d’offres récurrentes, « marketing sensoriel » destiné à créer le désir pour écarter tout risque de saturation,rien n’y fait. Enfants, Seniors, commerce de la nuit, conso-voyageur, chrono-concurrence, le « turbo-consumérisme » s’excite, mais pas nous ! Le système économique soumet l’individu à une injonction à la jouissance en lui procurant la nouveauté perpétuelle. A l’image de la sexualité, la consommation se présente comme un puits sans fond. Le consommateur devient un « collectionneur d’expériences ». Avec, au bout du compte, la seule insatisfaction. Paradoxe scannerisé par Gilles Lipovetsky : dans cette civilisation qui vante le paradis sur terre, l’auteur note « l’explosion des dépressions et des anxiétés ». Il enregistre la multiplication des « symptômes de dégradation de l’estime de soi ». Il constate enfin l’accroissement des « déceptions qui ponctuent les existences individuelles ». Des tentatives d’explications sont vainement avancées. Logique de dépersonnalisation qui accompagne l’autonomisation du consommateur ? Dépendance toxicomaniaque à l’égard du confort ? Illusion infantile de la toute puissance dans l’acte d’achat ? Epuisement du principe d’individuation et montée corrélative de la tribalisation des émotions ou « le je en quête du nous » comme l’écrivait plus simplement Jean-Claude Guillebaud ? L’auteur n’exclut pourtant aucune piste pour tenter d’élucider ce mystère du « bonheur paradoxal ». Mais là où il cherche à identifier l’existence d’obstacles à la réalisation du plaisir, on pourrait lui rétorquer qu’ils font justement défaut pour l’atteindre. Le désir, c’est le manque pour reprendre une formule psychanalytique célèbre. Il s’interroge ailleurs sur « le vide de sens de la souffrance » : il ne peut alors saisir tout le message signifiant – même énigmatique – contenu dans l’expression de la douleur. Il tourne autour de la question de la « violence du bonheur » comme un géologue le ferait autour d’un cratère géant : en s’efforçant de ne pas y tomber. Gilles Lipovetsky cite en conclusion le philosophe Nietzsche. Devant l’ampleur des dégâts, on aurait plutôt envie de lui opposer un de ses maîtres, Schopenhauer : « La satisfaction que le monde peut donner à nos désirs ressemble à l’aumône donnée aujourd’hui au mendiant et qui le fait vivre assez pour être affamé demain ».
Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, Gallimard, 2006, 361 p., 21 Euros.
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