Le taux de pauvreté baisse en pleine crise. Comment est-ce possible ? La réponse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Les chiffres ne sont pas encore publiés, ils vont l’être d’ici quelques jours par l’Insee, mais on peut prendre les paris. En 2013 [1], comme en 2012, la pauvreté a baissé. Vous avez bien lu. Pas grand-chose, mais l’indicateur pourrait passer de 14 à 13,5 %, un demi point de pourcentage, comme en 2012 [2].
Comment la pauvreté peut-elle diminuer en pleine crise ? L’événement est suprenant. En 2013, le nombre de demandeurs d’emplois a augmenté de 220 000, selon Pôle emploi et le nombre de titulaires de minima sociaux de 170 000, selon le ministère des Affaires sociales. La baisse n’est pas l’effet du plan de lutte contre la pauvreté qui ne comprend que très peu de mesures concrètes, mais – paradoxe de l’histoire statistique -, le résultat de l’aggravation de la crise, qui touche une frange de plus en plus large de la population.
Pour saisir toute la subtilité du phénomène, il faut se pencher sur la méthode de calcul du seuil de pauvreté. En France – et en Europe en général – ce seuil est mesuré de façon relatif (en proportion) au niveau de vie médian, niveau qui sépare l’effectif des ménages en deux, autant gagne plus, autant moins. Or, la crise ne touche plus seulement les plus pauvres, mais aussi les couches moyennes qui vivent avec environ 1 600 euros par mois pour une personne seule. Dans le secteur privé, mais aussi dans le public où les salaires diminuent comme cela a été le cas notamment en 2013.
Ainsi, le niveau de vie médian baisse. Résultat, le seuil de pauvreté en fait de même, et une partie des ménages cessent alors d’être considérés comme pauvres alors que leurs revenus n’ont pas changé. Cet effet, valable au moins au seuil de 60 %, est plus fort que l’impact de l’augmentation du nombre de ménages qui voient leurs revenus diminuer (par exemple en passant par la case chômage) et tombent sous ce seuil. Au bout du compte, la pauvreté – ainsi mesurée – diminue [3].
Le taux relatif de pauvreté, qui hier faisait consensus parmi tous les experts français, commence à faire tâche en pleine récession et à susciter le débat. Cet indicateur ne mesure pas un niveau de pauvreté absolu, mais les inégalités entre le bas de l’échelle des revenus et le revenu médian. Pendant la crise, ces inégalités entre pauvres et classes médianes s’aplatissent un peu. C’est tout simplement ce que nous raconte cette histoire de diminution du taux de pauvreté.
Dispose-t-on au moins d’indicateurs alternatifs ? Hier boudés, voici que l’on redécouvre les taux de pauvreté à 50 voire 40 % de la médiane, plus éloignés et moins sensibles à la baisse du niveau de vie médian. Mais, au fond, ils fonctionnent de la même façon : que le seuil soit à 40, 50 ou 60 %, il baisse.
Peut-on au moins se reporter sur les indicateurs de la pauvreté en « conditions de vie » ? Ces indicateurs mesurent des privations : ils ont été très à la mode ces dernières années, mais patratra : là non plus, rien ne marche comme cela devrait. Les privations se réduisent aussi en pleine crise. Pour partie parce que notre modèle social protège les plus démunis, mais surtout, comme l’explique un document de travail de l’Insee, ces données constituent un bric-à-brac dont on peine au fond à comprendre le sens, qui intègrent trop de critères subjectifs et notamment des populations aisées qui disent ne pas avoir assez d’argent. Sauf à être le plus riche, on est toujours le pauvre d’un autre. Même l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion, qui hier croyait dur comme fer à ces indicateurs, nous indique que le « choix des items [qui constituent l’indicateur] ne peut pas être considéré comme faisant l’objet d’un consensus intangible ». Comprenez qu’ils ne valent pas grand-chose. A remiser donc.
Cette situation nous éclaire une nouvelle fois sur l’indigence du débat sur les outils de mesure de la pauvreté, utilisés comme argent comptant. L’Observatoire des inégalités avait déjà alerté, sans que cela fasse beaucoup de bruit, sur les risques de l’indicateur de pauvreté relative à 60 % du niveau de vie médian et l’exagération du niveau de la pauvreté. On commence à voir le début du problème. Le phénomène actuel devrait au minimum nous amener à se poser la question de la nécessité de définir un seuil absolu : combien faut-il gagner pour vivre dignement, et donc, de quoi a-t-on besoin ? Pas pour remplacer le taux relatif – car au fond la pauvreté se mesure en regard de normes sociales et notamment de niveau de vie -, mais pour le compléter.
Les données publiées par l’Onpes sur les revenus nécessaires pour une « participation effective à la vie sociale », à partir d’un « consensus d’experts éclairés » vont dans ce sens. Certes, les résultats peuvent faire sourire : en-dessous de 1 400 euros pour une personne seule, on ne participerait pas « effectivement à la vie sociale ». Conception étrange de la participation : la moitié des personnes seules vivent avec moins que cela. L’indicateur est tellement large qu’il ne veut plus rien dire.
L’idée de définir un budget minimum – jusque présent très critiquée [4] – va dans le bon sens [5]. Cela ne règlera pas totalement le problème, car il faudra bien élever le seuil au fil du temps, en fonction de l’enrichissement du pays : mesurer la pauvreté en France en 2015 avec les besoins des années 1950 n’aurait aucun sens. Au moins, le seuil ne devrait pas baisser en période de crise si l’on n’ajuste pas les besoins de base au moindre soubresaut des revenus. La mesure pourrait être utilisée en complément d’un indice de pauvreté relatif, permettant de débattre des biens et services essentiels pour vivre sans tomber dans la conception ultra-large de « participation à la vie sociale », bien plus complexe.
Enfin, il s’agirait d’aller dans le détail des données sur les privations en matière de conditions de vie. Etre pauvre, c’est bien être « privé de ». Ces données offrent des éléments concrets : qui n’a pas assez pour se payer tel ou tel bien ? L’enquête est réalisée tous les ans par l’Insee, mais elle n’est pas publiée car l’institut n’a pas les moyens humains pour le faire. Une mine d’informations n’est ainsi pas utilisée. On en trouve cependant une petite partie sur le site de l’institut européen Eurostat. Ainsi, en France, 2,5 % de la population n’a pas les moyens de se payer un ordinateur, 0,5 % n’a ni baignoire ni douche, 28 % ne peut se payer une semaine de congés loin du domicile (données 2013). Il y aurait beaucoup à dire sur le flou de ces indicateurs [6] mais, améliorés, ils pourraient décrire le déficit d’accès à un ensemble de biens et services collectivement jugés indispensables.
Louis Maurin
Observatoire des inégalités
Notes
[1] En France on connaît le taux de pauvreté deux ans et demi après.
[2] Au seuil de 60 % du niveau de vie médian.
[3] Au passage, le seuil de pauvreté dit « ancré dans le temps » (revalorisé uniquement de l’inflation), qui avait été proposé sous la précédente majorité, lui aussi vertement critiqué, n’aurait pas diminué
[4] C’est ainsi que font les Américains, qui ne réactualisent que très peu le seuil.
[5] L’Union nationale des associations familiales calcule depuis très longtemps des « Budgets types » pour un certain nombre de types de familles qui correspondent au minimum pour vivre une vie « décente », un cran en-dessous de ceux de l’Onpes.
[6] Par exemple, « loin » ne veut pas dire grand chose dans la réponse sur les congés, et les personnes interrogées répondent le plus souvent sur leur situation (ils ne partent pas) plutôt que sur leurs capacités financières précises.