Il avait tous les dons : issu d’une très noble et très riche famille, d’une beauté qui le portait naturellement vers la séduction et ses excès, d’une ambition nourrie de rares facultés intellectuelles, tel était le « bel Alcibiade » dont l’académicienne Jacqueline de Romilly nous conte élégamment l’histoire dans une réédition d’un de ses célèbres ouvrages consacrés au siècle de Périclès. Un personnage que cette « helléniste rigoureuse », à force de fréquenter l’Athènes du Vème siècle, admet « connaître depuis toujours ». Pupille du fondateur de la démocratie athénienne, ami de Socrate et au « centre de toute la vie politique » de cette période cruciale pour la Grèce antique, le jeune Alcibiade, une fois passées les incartades d’une jeunesse dorée empreinte d’un comportement « luxuriosus, dissolutus, libidinosus… », décide d’entrer en 420 dans l’arène politique. Il ne peut qu’en viser la plus haute des magistratures, « élective et renouvelable » en raison des responsabilités militaires qu’elle implique : il sera stratège.
En guerre contre Sparte et la ligue du Péloponnèse depuis 431, la cité athénienne dont les activités militaires avaient « occupé les années de jeunesse » d’Alcibiade, va attiser chez le jeune homme, une inextinguible ambition de diriger les affaires de ce vaste empire maritime. Autant par vision stratégique que par tactique personnelle contre un concurrent en compétition pour le même poste que celui qu’il convoite, il adopte une ligne de conduite engagée et tranche en faveur du conflit contre Sparte, à propos de la question d’une alliance avec le peuple argien.
Avec ce style particulier de l’érudite qui sait, en une seule phrase, resituer un contexte, annoncer une action ou éclairer une décision, Jacqueline de Romilly nous fait pénétrer dans les arcanes de la complexe diplomatie athénienne en décrivant un Alcibiade « audacieux » et doué de « finesse ». Au point, comme l’expliquera avec le plus grand sérieux Talleyrand quelques siècles plus tard, de « feindre d’être l’instigateur d’événements qui le dépassent ». Même bienveillante à l’égard d’un héros dont on la sent plus d’une fois complice, ce qui ne manque pas de rendre la lecture étonnamment agréable sans jamais tomber dans le piège d’une biographie romancée, l’écrivain prend appui sur une solide architecture de repères historiques et de sources clairement listées dès l’introduction. Contemporain d’Alcibiade, Thucydide en constitue l’incontestable pilier. Entre la guerre alimentée, nous dit l’auteur, par le « besoin de toujours s’accroître propre à l’impérialisme athénien » et les « affaires » où se mêlent ragots d’alcôve et vastes desseins politiques – offrant à l’académicienne l’opportunité d’une réflexion pertinente sur les travers d’une modernité susceptibles de mettre en danger notre démocratie – Alcibiade est contraint à l’exil. Sans jamais se résoudre à l’inactivité ou à l’effondrement, impensable de par sa nature et son éducation. Injustement condamné, il entreprend habilement l’ennemi, Sparte, avant d’en être chassé et de se réfugier auprès du satrape perse Tissapherne. Nécessité faisant vertu, l’un et l’autre se surpassent, nous raconte ironiquement l’auteur, « dans l’échange de flatteries ». Mais le premier travaille déjà à préparer son grand retour à Athènes ! La relation de sa mort, qui balance entre l’hypothèse d’un complot ourdi par d’irréductibles opposants et celle d’un crime d’honneur perpétré pour une banale histoire de cœur, fournit une ultime occasion à la première femme professeur au Collège de France d’évoquer avec « émotion » celui qui inspira les pages les plus politiques de Platon. Et celles de la psychanalyse qui continue à puiser dans cette personnalité complexe, nombre de ses libres associations.
Jacqueline de Romilly, « Alcibiade », Coll. « Texto », Editions Tallandier, 2008. (Tous les livres de Jacqueline de Romilly sur la Fnac.com]]