Dans la Colombie des années 1970-80, dévorée par la pauvreté, la violence des groupes armés et la corruption de l’armée et des politiciens, un homme intègre, médecin de son état et professeur, Hector Abad Gomez (1921 – 25 août 1987) œuvre pour une meilleure salubrité des quartiers les plus défavorisés, analyse l’eau et tente de lutter contre la prolifération des bactéries. Un engagement qui le conduira tout naturellement du médical au politique, jusqu’à souhaiter se présenter aux élections municipales de Medellín. Mais on ne s’engage jamais impunément, dans les pays où la violence mène le monde.
Devenu écrivain, et presque trente ans après la mort sacrificielle de ce père héroïsé, son fils unique, Hector Abad Faciolince, dont l’enfance s’est vue entourée du doux gazouillis de ses cinq sœurs, consacre à cette figure généreuse et tutélaire une biographie romancée, « L’Oubli que nous serons » (2006), qui rencontre un large succès.
C’est ce texte que, en 2020, entre fidélité scrupuleuse et audaces mesurées, le réalisateur espagnol Fernando Trueba, secondé par son propre fils David Trueba au scénario, consent finalement à adapter pour le cinéma, tout en conservant son titre, qui reprend le premier vers d’un sonnet de Borgès, « Aquí, hoy ». Javier Cámara, souvent vu chez Almodovar, y tient le rôle de ce père aussi passionnément dévoué à sa famille qu’à ses idéaux. Nicolás Reyes Cano et Juan Pablo Urrego incarnent le fils aimant, d’abord enfant puis jeune adulte.
Fernando Trueba assume pleinement son désir de promouvoir, pour une fois au cinéma, un héros positif, et non pas dangereusement sulfureux et exerçant une fascination trouble, comme dans nombre de réalisations états-uniennes. En un choix de filmage aussi apparemment paradoxal que fécond et intéressant, la période de l’enfance et des souvenirs heureux est filmée dans des couleurs vives et chatoyantes, inscrivant le paradis perdu des premières années ; et les souvenirs les plus récents, liés à l’entrée dans l’âge adulte, les prises de conscience politiques et la mort du père, sont recueillis dans le noir et blanc de la gravité et de la fin des émerveillements enfantins. La musique du compositeur polonais cher à l’immense Kieslowski, Zbigniew Preisner, accompagne de sa belle sensibilité ces images qui ne craignent pas un certain sentimentalisme, plus convaincante lorsqu’elle se fait discrète que lorsqu’elle inonde la salle d’un lyrisme redondant.
Fernando Trueba signe ici une réalisation sensible, qui a le triple mérite de nous rendre plus proches des pages sombres de l’Histoire colombienne, de nous faire partager de beaux moments d’humanité et de nous faire découvrir ou redécouvrir ce très beau sonnet de Borgès qui donne le titre au film: « Ya somos el olvido que seremos. »