Il fallait éviter un double écueil : celui d’en faire un énième recueil historique de citations et celui de tomber dans une récupération projective de l’actualité. C’est bien le moins lorsque se trouve en jeu la figure du Général de Gaulle, dont l’histoire étalée sur trois républiques semble indéfiniment se prolonger par l’incessant rappel – voire la subtilisation – de sa pensée.
D’où la formule prudente et néanmoins vivante choisie par Jean-Pierre Rioux d’un kaléidoscope, un assemblage de textes « publiés à chaud » à l’époque, soit huit portraits sur un homme qui détestait qu’on l’appelât « du 18 juin », tant il trouvait passablement réductrice l’association de sa vie à cette seule date. Déjà une indication de son caractère. Une fois refermées les 964 pages, on donne amplement raison à l’initiateur de ce travail paru aux éditions Omnibus : le mystère de l’homme de la France libre ne s’éclaircit pas complètement et il faudra encore bien du labeur aux historiens pour venir à bout – mais la « grandeur n’a-t-elle pas besoin de mystère » ? – des zones d’ombre du personnage. On ne manifestera qu’un léger désaccord pour le titre de l’introduction : « une morale de l’histoire » tant l’idée d’enfermement recélée par cette notion ne paraît pas conforme, en dépit de ses convictions religieuses, à la vision ouverte sur le monde et sur l’avenir contenue dans l’œuvre du Général.
Des premiers engagements combattants du Lieutenant de Gaulle en 1914, racontés dans le style grand siècle d’une biographie intimiste par Gaston Bonheur, aux heures noires de 1970 décrites avec d’infinies émotions par Jean Mauriac, le lecteur des jeunes générations devra finalement balayer cette perception trop répandue de l’homme sanglé dans sa vareuse militaire, pourfendeur radical de la « chienlit » en mai 68. Témoignages et analyses à l’appui, il est invité à partager les réflexions et l’action d’un homme à la communication trop personnalisée au point de lui donner des allures de dictateur et qui eut tort d’avoir raison trop tôt : en premier lieu, ses vains efforts à persuader un Etat-major réticent, raison de la défaite militaire de juin 1940, de la nécessité de rendre les troupes mobiles et de les appuyer par l’utilisation offensive du char, le tout dans un livre qui sera davantage lu et apprécié par l’ennemi d’outre-Rhin que par les stratèges de la rue St Dominique. « Le choix qui administre les carrières se porte plus volontiers sur ce qui plaît que sur ce qui mérite » dénoncera-t-il ultérieurement dans une réflexion qui ne manque pas – hélas – d’une certaine actualité. Son inébranlable conviction, ensuite, que le repli stratégique valait mieux que le lâche renoncement opéré par le gouvernement de Vichy, l’inéluctabilité, selon lui, de la douloureuse « décolonisation » en 1958, la poursuite envers et contre tous de ses efforts pour doter la France dès avril 1960 de la puissance nucléaire fournissent par ailleurs quelques points de repères à même de tempérer les « mauvais aspects du bon gaullisme », les tentations de la Grande Nation si souvent décriées par nos voisins et alliés. Ajoutons à cela sa vision de la « Russie des Soviets », assumant l’idée, plus qu’évidente aujourd’hui, d’une Russie éternelle dans son autocratisme et la prescience du gigantisme à venir de la Chine. Une lucidité en outre sur la vie politique à Paris, ville qui « régit toute l’existence de la nation ». « De sept Français, explique de Gaulle, l’un y habite et les six autres dépendent de ce qu’on y pense et de ce qu’on y fait ». Vérité à méditer à défaut de pouvoir y remédier.
Loin d’être apologétique, l’ouvrage permet au néophyte – comme au spécialiste – de conserver son esprit critique en savourant également les passages au vitriol de Jean-François Revel sur « le style du général », une analyse de contenu psychologisante de ses écrits et discours, des « oui joyeux » du référendum au dédain manifeste pour la « conjoncture électorale » lorsque l’opposition l’emporte aux municipales ! Un sentiment de déjà vu. Avec en conclusion cette magnifique excuse de l’auteur d’avoir écrit « tantôt général, tantôt Général, ne faisant que suivre de Gaulle qui dans ses Mémoires écrit ce mot tantôt avec une majuscule (par exemple dans Général de Gaulle), tantôt avec une minuscule (par exemple dans général Catroux) » ! On relira également avec grand intérêt les réflexions très éclairantes de Jean Daniel sur « de Gaulle et l’Algérie », mélange de reportages de terrain et de fines analyses politiques qui retracent, du 13 mai 58 aux accords d’Evian d’avril 62, ces années sombres de la métropole dans ses rapports autant avec son ultime colonie qu’avec elle-même. On notera en particulier la certitude prémonitoire du grand « journaliste » de l’Express d’une « révolution algérienne marquée par l’arabo-islamisme » tout en relevant cette sentence tenue par le Président tunisien Bourguiba : « il se peut que pendant plus d’un siècle, les Français aient perdu toutes les occasions d’une bonne politique en Algérie mais les occasions que perdent les combattants algériens en quelques années ne valent pas mieux ». Et Jean Daniel de conclure dans une formule choc : « en Algérie, la France n’a pas été le nazisme, un point c’est tout ». Historiens et politiques en débattront volontiers.
C’est probablement le texte de Régis Debray « A demain de Gaulle » qui reflète le mieux l’ambivalence des contemporains pour le Général. Retiré désormais comme un sage vivant sur l’Aventin, l’ancien conseiller de François Mitterrand semble littéralement écartelé, sur la forme et au fond, entre séduction avérée et répulsion complète pour le fondateur de la Vème République. Finalement, une même logique. Il n’est pas une phrase où l’essayiste, fidèle à son absolu d’authenticité, ne répercute cette ambiguïté : la moindre agréable faveur accordée au Général s’enchaîne immédiatement sur une redoutable férocité, ballotant le lecteur épuisé dans une véritable tempête d’opinions contrariées.
Finalement, de ce livre passionnant qui devrait obligatoirement figurer dans toute bibliothèque digne de ce nom, on retiendra parmi toutes, cette formule – disons d’espérance – pour ceux et celles qui entendent un jour servir la France ou…qui la servent déjà : à Paul Delouvrier qu’il souhaite nommer en 1958 Délégué général du Gouvernement en Algérie et qui se plaint de « ne pas être de taille », on entend la voix caverneuse du Général lui répondre « Eh bien, vous grandirez » !
« De Gaulle, Portraits », Textes choisis et présentés par Jean-Pierre Rioux, Editions Omnibus, 2008, 964 p., 27 euros