En ces temps de campagne électorale, les différents candidats à la magistrature suprême puisent à volonté dans le patrimoine des grands hommes de la nation. Leur sélection montre d’ailleurs que la figure historique transcende aisément l’appartenance politique. Des hommes de gauche sont cités par des candidats de droite. L’inverse ne saurait tarder. Dans ce Panthéon nominatif, un homme brille par son absence : Descartes. Avant de devenir notre philosophe national, avant que la droite comme la gauche, les catholiques ultra comme les républicains ne s’en saisissent pour le revendiquer comme un emblème exclusif ou le rejeter comme le mal absolu, Descartes a connu, c’est peu de le dire, nombre d’errances et de vicissitudes. Celles-ci sont admirablement racontées dans l’ouvrage de François Azouvi, « Descartes et la France : histoire d’une passion nationale », publié récemment dans la collection Pluriel chez Hachette Littératures.
La mort en 1650 du philosophe en terre étrangère – il se trouve en Suède à l’invitation de la Reine Christine – suscite déjà des spéculations. Refusant l’ultime saignée, il agonise tout en restant patriote : « Messieurs, aurait-il dit à ses médecins, épargnez le sang français ! ». Si la légende peut commencer, sa célébrité devra, quant à elle, attendre 1667 avec le transfert de ses cendres de Stockholm à Paris. Dans l’instant, il est enterré à la sauvette au cimetière de l’hôpital des orphelins réservé aux étrangers.
Même mort, Descartes encombre encore le paysage avec ses textes sur la « transsubstantiation ». La doctrine cartésienne sur la « substance étendue » qui pose la question de la présence du Christ dans l’Eucharistie gêne les Jansénistes de Port-Royal dans leur combat contre les Jésuites et suscite l’ire de l’Eglise. Celle-ci fera d’une pierre deux coups. En condamnant les textes cartésiens le 20 novembre 1663, elle pavera la voie un an plus tard à l’extinction des disciples d’Arnaud et à la dispersion des religieuses commandée par Mère Agnès. L’histoire du cartésianisme ne fait pourtant que commencer. Sa fortune provient moins de ses idées qu’elle ne s’appuie sur le fait de « s’autoriser d’une liberté de raisonner ». L’idée cartésienne va se détacher progressivement de son contenu et permettre de glisser sur certaines de ses erreurs, notamment celle de sa physique, sans entacher l’intégralité de l’œuvre et la probité intellectuelle du personnage. Première victoire : le retour des cendres en l’Eglise Sainte Geneviève du Mont avec tous les fastes destinés à « clamer la haute catholicité de Descartes ». Une lettre de Christine de Suède, entre temps convertie au catholicisme, ne sera pas de trop pour contrer l’interdiction romaine adressée au Chancelier de l’Université de prononcer l’oraison funèbre. Du siècle de Louis XIV à la première guerre mondiale, la figure de Descartes va demeurer dans l’ambivalence, servant au gré des intérêts et des idéologies, les pôles politiques et religieux les plus contradictoires. Après sa mise à l’index, l’Université de Paris accorde en 1720 une place aux « méditations » et les Jésuites opèrent un « revirement spectaculaire » dans la même période. C’est qu’entre-temps des auteurs comme Leibniz, Newton et Locke sont venus apporter des corrections aux théories cartésiennes au point finalement de rendre ces dernières plus sympathiques aux religieux que leurs concurrentes étrangères. L’auteur signale la rapidité avec laquelle on est « passé du Descartes qui divise au Descartes qui fait l’unanimité ». Le début du XVIIIème procure au philosophe la « stature d’un héros dont l’importance dans le patrimoine national n’est plus guère contestée ». En dénonçant l’inégalité de traitement que les capitales réserves à leurs gloires nationales – Londres encense Newton de son vivant alors que Paris rechigne à auréoler Descartes – Voltaire achèvera son édification. A peine cent ans auront été nécessaires pour que la philosophie cartésienne se décline indépendamment des hypothèses de la formation de l’univers ou du mouvement des corps. Révolution française, Empire, Restauration, Descartes va redevenir une « question brûlante » révélant des lignes de fractures inattendues aussi bien chez les catholiques que parmi les républicains. Avec un soucis du détail historique doublé d’une qualité littéraire et de style qui ne rend jamais la lecture fastidieuse, François Azouvi passe ainsi en revue les siècles constitutifs de la modernité: religion de la science positiviste dont les détracteurs dénoncent une autre adoration quasi prophétique de Descartes, nouveaux rationalistes anticartésiens, résurgences des vieilles oppositions avec le rival de toujours, Pascal. Le destin de Descartes ne cesse de surprendre. Le rapprochement opéré à la veille de la première guerre mondiale par Charles Péguy consacre l’élasticité de la légende: au nom du nationalisme, l’écrivain l’élève au niveau mystique en le comparant à la figure libératrice de Jeanne d’Arc ! De la persécution à l’adulation, de la figure controversée à l’image emblématique d’une identité nationale, plus rien ne fait désormais obstacle à une location sans inventaire d’un esprit libéré de toute histoire pourvu qu’il professe ce à quoi chacun d’entre nous aspire à un moment de sa vie: la liberté absolue de penser.
François Azouvi, Descartes et la France, Coll. Pluriel Philosophies, Editions Hachette Littératures, 2006, 374 p., 10 euros.