Le titre inquiète. Il pourrait rappeler l’épisode d’un traitement thérapeutique. Celui où la découverte de son histoire inconsciente ouvre à l’individu un champ tellement vaste qu’il en éprouve du vertige. Appliqué à l’humanité, on peut admettre qu’il en devient carrément effrayant. Il faut probablement une authentique lucidité sur l’être humain, une bonne dose de sagesse et une réelle connaissance du vaste monde pour s’avancer sur autant de terrains à la fois. Né en 1937, biologiste de l’évolution, puis physiologiste, professeur de géographie – on serait tenté de dire « humaine » – à l’Université de Californie, Jared Diamond demeure un visiteur infatigable de contrées lointaines et un observateur attentif des civilisations les plus modernes comme les plus anciennes. Bien des atouts donc pour nous convaincre de le suivre dans cette fantastique aventure : une réflexion comparée, presque universelle, à la limite du temps et de l’espace, sur les raisons susceptibles d’éclairer la survie ou la disparition des sociétés dans le monde.
En excellent pédagogue, son prologue vise à nous familiariser à son mode de raisonnement en nous présentant les conditions d’exploitations a priori similaires de deux fermes d’élevage. L’une contemporaine, prospère dans l’Etat américain du Montana, l’autre, dans le sud-ouest du Groenland, est abandonnée depuis plus de cinq cents ans. La distance géographique et la séparation dans le temps n’ont pourtant rien à voir avec cette différence de fortune. D’ailleurs, nous explique l’auteur, on retrouve aisément cette problématique aux quatre coins de la planète depuis des centaines d’années. Des civilisations naissent et se développent, d’autres périclitent et meurent, les premières parfois éloignées géographiquement mais proches dans leur fonctionnement, les secondes voisines en territoire mais étrangères par leur système social. Jared Diamond nous livre alors les clefs de l’énigme : une « grille d’analyse composée de cinq facteurs à l’œuvre » dans le destin, tragique ou heureux, d’une nation. Quatre d’entre eux peuvent se révéler « significatifs » pour une société donnée : dommages environnementaux, changement climatique, voisins hostiles ou, au contraire, partenaires commerciaux représentent autant d’éléments cumulables à prendre en compte. Mais le cinquième vient, en quelque sorte, chapeauter tous les autres. On l’aura compris : l’être humain et principalement les « réponses » qu’il est à même d’apporter à ces questions d’environnement, le replace au cœur de la solution. Ses décisions déterminent les bonnes conditions du maintien de la cité ou scellent l’amorce inexorable de son déclin. Loin de nous inviter à une réflexion politique, l’auteur s’en tient à sa ou plutôt ses spécialités : le terrain, l’histoire et l’observation du lien subtile entre l’homme et la nature. Il en explicite les multiples influences sur les facteurs environnementaux : mode de propriétés et d’exploitation des sols, des forêts et des cours d’eau, changements régionaux de climat induits par ces interventions humaines, hostilité, naturelle ou provoquée, des voisins qui acceptent ou refusent la présence de nouveaux occupants et se transforment en ennemi, établissement de relations commerciales et d’interdépendance économique, facteur de guerre ou de prospérité. Muni de ses « outils », Jared Diamond peut alors nous convier à entreprendre un magnifique voyage. Celui-ci débute dans la Bitterroot Valley du Montana, un des Etats américains autrefois les plus riches devenu aujourd’hui l’un des plus pauvres. La responsabilité en incombe aux vastes déforestations, aux pollutions des sols et des cours d’eau à force de surexploitation débridée de mines toxiques. Il nous conduit ensuite sur la mystérieuse île de Pâques et nous permet de comprendre comment les modes de gestion alimentaire sont venues à bout des ressources naturelles privant les Pascuans des moyens de leur survie. Comme la sécheresse et la guerre pour la civilisation Maya. Plus au nord, il nous décrit en détail les conditions de l’extinction des Vikings du Groenland de manière d’autant plus intéressante qu’elle « fait intervenir la totalité des cinq facteurs ». Des horizons aussi divers que l’Afrique des Grands Lacs, avec, en particulier, l’évocation de la tragédie du Rwanda, mais aussi les éléments de vulnérabilité de la Chine ou encore les craintes sur l’environnement en Australie, offrent à l’auteur la possibilité d’élaborer, en fin d’ouvrage, une large palette de modèles théoriques. Processus de décisions destinées à éviter les catastrophes écologiques, réflexions sur les relations ambiguës entre le monde de l’entreprise et son environnement naturel, sans oublier les risques démographiques et les menaces sur l’approvisionnement alimentaire. On pourrait penser que tous ces périples nous éloignent des réalités du quotidien. Qu’on en juge ! A lire ici ou là dans la presse que les stocks de céréales n’assurent plus que 57 jours de nourriture à la population mondiale au lieu des 116 jours avant l’an 2000, que les maladies professionnelles, notamment pulmonaires, coûtent chaque année à la Chine quelque 12 milliards d’Euros, que des conditions sanitaires et alimentaires particulièrement dégradées sont responsables d’un déficit de la population russe de presque 6 millions d’âmes, on en prend soudainement conscience : l’ouvrage de Jared Diamond est tout sauf une fiction !
Jared Diamond, Effondrement, Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Coll. NRF Essais, Gallimard, 2006, 648 p., 29,50 Euros.
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