Il existe une ambivalence culturelle de l’Allemagne face à l’argent et l’endettement. Pour quiconque essaye de comprendre le rapport des Allemands à l’argent et à la dette dans le cadre de la crise de la zone euro, toutes les routes mènent à Francfort.
Siège de deux banques centrales, la Bundesbank et la Banque centrale européenne (BCE), la capitale financière allemande abrite également à l’ombre de la tour de la BCE une bâtisse baroque au crépi jaune : c’est là que le grand poète allemand Johann Wolfgang von Goethe vit le jour en 1749.
La Goethe Haus, qui est aujourd’hui un musée, accueille une exposition passionnante, “Goethe et l’argent”, expliquant en quoi les comportements sociétaux vis-à-vis de l’argent éclairent les écrits de Goethe, qui eux-mêmes ont façonné les rapports des Allemands à l’argent.
Goethe est né dans un milieu cossu, grâce à une affaire familiale prospère et quelques mariages avantageux. Bien qu’il entretînt des relations amicales avec plusieurs familles d’argentiers – lui même faillit épouser une fille de banquier –, les pertes qu’essuyèrent les institutions financières au lendemain des guerres napoléoniennes l’engagèrent à se méfier des banques. Ses livres de compte personnels montrent qu’il était loin de correspondre au stéréotype de l’Allemand économe. Il justifiait ses prodigalités au prétexte qu’elles étaient “essentielles au développement de sa personnalité”.
Il se montra bien plus rigoureux quand, à partir de 1782, il fut nommé ministre des Finances du duché de Saxe-Weimar, dont les frontières correspondaient à la partie occidentale du Land de Thuringe. Cette expérience forgea sa pensée et lui inspira son chef-d’œuvre en vers, Faust – lecture obligatoire dans toutes les écoles allemandes –, dont l’argument s’articule sur le fameux “pacte faustien” entre le savant éponyme et le diable, incarné par Méphistophélès. Celui-ci promet à Faust de réaliser tous ses vœux sur Terre, mais si Faust cherche un jour à prolonger éternellement un instant de son existence, alors Méphisto lui prendra son âme.
Le second Faust, publié à titre posthume, ouvre sur la cour d’un empereur hédoniste. Le trésorier royal rapporte que “les coffres demeurent vides”, tout comme les celliers, saignés par les fêtes permanentes. Le très persuasif Méphistophélès vient proposer de changer le papier en argent. Voilà qui intrigue l’empereur, accablé par les dettes : “J’en ai assez de ces éternels ‘si’ et ‘mais’. L’argent manque : c’est bien, trouve-nous-en.” Les billets qu’il signe relancent si bien la consommation que dès lors, “la moitié du monde ne rêve que de festins tandis que l’autre se pavane dans des habits neufs.” Ce n’est qu’une fois Méphisto et son complice Faust volatilisés que quelqu’un comprend que la valeur des billets n’est plus rattachée à un quelconque équivalent matériel – des réserves d’or, par exemple – mais à la promesse d’un or qui est encore dans les mines.
Le parallèle entre la fable du Faust et les capitaux indispensables à la révolution industrielle n’avait pas échappé aux lecteurs contemporains de Goethe.
Souvenons-nous qu’en allemand, le mot “Schuld” désigne à la fois une “dette” et une “faute morale”: les pays endettés de la zone euro sont considérés comme des “Schuldensünder”, c’est-à-dire “coupables de dettes”.
Goethe avait bien compris que l’argent pouvait avoir un rôle positif dans le développement du bien-être mais il craignait que son utilisation à l’excès pouvait avoir des conséquences néfastes.
Il y a donc entre les attitudes actuelles et le Faust de Goethe un lien: “le choix entre bénédiction et malédiction est entre les mains de l’espèce humaine.”
“C’est une attitude très allemande, aujourd’hui encore, que de voir les limites et de s’efforcer de contrôler les choses dans le cadre de ces limites.”