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22 novembre 2024

Ghassan Tuéni : des souvenirs contre la haine et la vengeance

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Religion et foi. Lorsqu’elle est détournée à des fins politiques, la première devient responsable de la douloureuse disparition d’être chers. Plus intimiste, la seconde permet de survivre et de poursuivre un combat. Homme politique libanais, écrivain, directeur d’un des plus grands quotidiens en langue arabe du Proche-Orient, Ghassan Tuéni raconte dans son dernier ouvrage « Enterrer la haine et la vengeance », les épisodes de cette subtile relation entre le poison et l’antidote : un « destin libanais », mélange des drames d’un pays et du parcours d’un homme dont le « dialogue avec les vivants et les morts » a été au « cœur » de sa vie. Une tragédie qui accompagne, ponctue mais jamais ne freine, un engagement pour l’indépendance et la souveraineté du Liban : son père meurt foudroyé d’une attaque cérébrale alors qu’il doit prononcer un important discours au Chili afin d’obtenir le soutien de ce pays dans un vote onusien sur la Palestine. Farouche partisan de l’indépendance vis-à-vis de la Syrie, son fils Gébran est assassiné le 12 décembre 2005, quelques mois après le premier Ministre Rafic Hariri. Comme une armure laissée sur le champ de bataille, les vivants, Gébran hier, Nayla aujourd’hui, reprennent le prénom des glorieux défunts.

jpg_tueniok.jpgDe son père franc-maçon, ministre de l’éducation nationale avant l’indépendance de 1943 puis ambassadeur, il puise, semble-t-il, sa passion pour la liberté. Une cause qu’il fait intégralement passer avant le prestige des maroquins ministériels, ne dédaignant pas la fréquentation de la prison afin de rester fidèle à sa pensée. Cette passion nourrit également son infatigable volonté de défendre et de promouvoir son pays : député à 24 ans, il devient en pleine guerre civile libanaise l’envoyé « hors cadre » du pays du Cèdre à l’Onu d’où il lance son célèbre appel du 17 mars 1978 : « Laissez vivre mon peuple ! ». Un appel qui mériterait, encore de nos jours, d’être amplement relayé . De sa mère dont il tient la découverte et la confirmation de la foi orthodoxe, il tire une force aussi tranquille qu’obstinée, celle qui lui évite l’effondrement après les multiples « naufrages » : le décès par maladie de sa toute jeune fille Nayla, celui en 1983, de son épouse d’origine druze -et poétesse renommée- Nadia, la disparition de son fils Makram dans un accident de voiture en 1987, puis l’assassinat de Gébran qui dirigeait le quotidien An Nahar et dont l’immeuble est situé…« place des martyrs ».

Au fil des pages, Ghassan Tuéni égrène ses souvenirs, toujours liés à l’histoire politique et religieuse du Liban. Ses généreuses réflexions sur la « convivence », à mi-chemin entre la naïveté d’un vœu pieux et le témoignage d’une inébranlable espérance, le conduisent parfois à oublier de questionner l’essentiel : les maux dont souffre la société libanaise. Lorsqu’il raconte, presque badin, les marchandages de circonscription lors de sa première élection au Parlement, l’auteur pourrait à tout le moins fustiger les méfaits bien connus du clanisme et du clientélisme politique. Surtout lorsque sa petite fille Nayla, candidate des Forces libanaises au Parlement lors des élections de juin dernier rejoint, une fois élue, le parti de Saad Hariri. Au moment de son union avec Nadia Hamadé, obligée de se convertir au christianisme orthodoxe, il relève qu’aucun mariage civil n’est recevable au Pays du Cèdre. Lui dont la croyance n’a d’égale que la dévotion en faveur de l’icône orthodoxe de la « Shaghoura », pardonnera-t-il à sa petite fille son mariage civil à Chypre avec un chiite? Une union qui provoque la colère de l’Evêque orthodoxe Monseigneur Audi et ce, si l’on se dire, malgré l’intercession du ministre druze Marwan Hamadé, l’oncle de la famille.

Issu lui-même de ce système dynastique auquel il doit sa réussite, il ne songe pas à le mettre en doute et finit par avaliser ce travers d’une vie politique libanaise devenue, pour plagier le sociologue Vilfredo Pareto, un « cimetière d’aristocraties »: un phénomène vivement dénoncé par la jeunesse et la société civile du pays. D’un homme à l’esprit critique et de profonde conviction, tel qu’il nous le donne à voir dans un autre ouvrage (« Un siècle pour rien », écrit en collaboration avec Jean Lacouture et Gérard D. Khoury, Editions Albin Michel, 2002), on regrettera cette fois-ci le côté étonnamment lisse de ses analyses sur l’avenir du Proche et du Moyen Orient. Son passage sur la Turquie « kémaliste » qui occulte complètement la politique d’islamisation rampante suivie par l’AKP du premier Ministre Erdogan, son erreur sur le fait que les « chiites iraniens ne se considèrent pas comme supérieurs aux arabes » -pourtant une constante culturelle perse- ou ce qu’il nomme étrangement les « murmures » des partisans de Hassan Nasrallah, Secrétaire général du Hezbollah, pour réclamer une nouvelle répartition des pouvoirs confessionnels, ont de quoi laisser le lecteur perplexe.

Tout entier dévolu au pardon, un pardon probablement adressé à sa propre descendance, l’ouvrage de Ghassan Tuéni ne manque certes pas d’émouvoir. En dépit des terribles menaces qui pèsent sur son avenir, le Liban affectif et humaniste s’y reconnaîtra pleinement.

Ghassan Tuéni, « Enterrer la haine et la vengeance, un destin libanais », Editions Albin Michel, 2009.

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