Livre testament ou œuvre de toute une vie ? Finalement les deux ne se rejoignent-ils pas ? En raison de son thème central, mais également des circonstances de sa publication, un an après la disparition de son auteur, cette « Histoire des révolutions » de Martin Malia entraîne le lecteur bien au-delà d’un simple descriptif, fut-il brillamment historique, des grands bouleversements qui secouèrent le monde et infléchirent ses évolutions. Cette somme impressionnante de connaissances et de réflexions laisse une empreinte intellectuelle dans laquelle, n’en doutons pas, de nombreux descendants prétendront mettre leurs pas. Celui qui enseigna aussi bien à l’Université de Berkeley qu’à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris offre dans cet ouvrage une « analyse de la tradition révolutionnaire menant aux grandes révolutions communistes du XXème siècle ». C’est en scientifique, maniant avec minutie mais sans a priori son objet d’étude que Martin Malia se propose d’éclairer, dans une approche « historique », une série de cas pour tenter d’établir finalement « le concept de révolution ». Une révolution n’arrive pas, selon lui, n’importe où et n’importe quand. Elle est un phénomène historique propre à l’espace européen, voire à sa « zone d’influence ». Hors Europe donc, point de révolution ? La disparition de l’auteur ne permet en rien d’en limiter cette approche d’autant plus qu’il manifestait son intention d’ajouter des chapitres sur les révolutions d’après guerre et sur d’autres continents.
Son idée fondamentale, il la puise dans la révolution russe dont il demeure l’un des grands spécialistes. D’où une grande part de sa vie, passée à « reconceptualiser » cette révolution pour laquelle aucune des explications traditionnellement avancées -un processus avec un commencement, un milieu et une fin- ne lui donnait complètement satisfaction. Et l’auteur de formuler dès son introduction « sept considérations générales » à même de guider le lecteur sur les articulations de sa démarche : d’origine essentiellement européenne, la révolution doit être étudiée « historiquement » et « de manière occidentale ». Elle est une « transformation avant tout politique, idéologique et non le fruit de luttes sociales « cause nécessaire mais pas suffisante » contrairement à celle de l’existence d’un Etat centralisé ou d’un ancien régime contre lequel cette « révolte généralisée » se produit. D’où aussi, loin de répliquer un modèle unique, l’idée que chaque révolution s’inspire de la précédente pour « atteindre un degré supérieur de radicalisme », voire « d’extrémisme ». En possession de qui semble être une grille de lecture, -une grille aux multiples modulations qu’impose toute démarche progressive- l’auteur aborde cette zone européenne à travers trois chapitres principaux: le premier d’entre eux évoque, du millénaire à la fin du XVIème, ces « trois Europes, celle en premier lieu de « l’Ouest atlantique », celle de l’Allemagne au-delà de l’Elbe et enfin celle de la « Moscovie ». D’où les exemples choisis dans ce développement initial: la « proto-révolution » dans la Bohême hussite du XVème siècle -un mouvement qui deviendra « le scénario des révolutions européennes jusque 1789 »-, la réforme luthérienne du milieu du XVIème siècle et la révolte des Pays-Bas entre le milieu et la fin de cette même époque. On appréciera en particulier le passage sur la « Commune de Münster » de 1534-1535, démonstration incisive sur le fait que la « théologie ne sert qu’à voiler des doléances politiques et sociales » et qu’une « mini révolution dans une seule ville ne peut survivre au milieu d’une société non révolutionnaire ». Dans un second développement, qualifié de « révolutions atlantiques classiques », Martin Malia décortique les soubresauts de la grande « rébellion anglaise » non sans signaler l’anomalie de son historiographie : il faudra, selon l’auteur, près de deux siècles, pour que « les événements violents et sanglants de la période 1640-1660 soient reconnus comme une révolution à part entière ». Une spécificité explicable par « l’enveloppe idéologique » de cette révolution et son « impact politique modérateur »: la révolution anglaise comprend bien tous les éléments précédemment énoncés par le spécialiste mais la teinte conservatrice et restauratrice, une « révolution puritano-parlementaire », atténue les bouleversements qu’elle suscite. Sur l’autre rive de l’atlantique et pratiquement un bon siècle plus tard, l’Amérique connaît aussi sa révolution « anormale dans sa forme politique » mais respectueuse des « processus révolutionnaires européens ». Une révolution presque de « hasard », ose l’auteur pour un « Stamp Act », un droit sur le timbre qui impose dès 1765 l’achat d’un papier officiel, évidemment monopole de la Couronne britannique, pour toute sorte de transactions juridiques et commerciales. Initiative abandonnée rapidement mais pas assez pour désamorcer une seconde vague de protestations, armée cette fois-ci et qui aboutira à la séparation avec la Grande-Bretagne en 1776. Si l’exemple français de 1789 termine ce deuxième chapitre, il sert néanmoins de charnière avec le dernier développement, cette « étape suivante » pour citer l’auteur, avec un objectif nettement plus amplifié au point d’en perdre tous les repères précédents : la révolution d’Octobre 1917. « Seconde parousie de 1789 », cette « révolution pour en finir avec toutes les autres » manquera finalement son objectif : celle d’instaurer une société idéale puisque l’exemple russe sera celui « d’un monde renversé où l’idéologie détermine la structure politique ». S’il ne la cite pas, l’auteur pensait peut-être à cette célèbre lettre de Trotski de 1923 adressée au Comité central et où il dénonçait déjà la « hiérarchie bureaucratique devenue l’appareil qui crée l’opinion du Parti et ses décisions ». Une révolution encore affublée d’anomalies puisque cette réplique radicale, extrême, de 1789 ne connaîtra ni « thermidor ni bonapartisme ».
On peut toutefois émettre quelques interrogations sur l’hypothèse finale avancée par l’auteur sur le fait de tenir les événements de novembre et décembre 1989 pour « une contre-révolution » qui aurait anéanti les « conquêtes irréversibles d’octobre » : rien n’est moins sûr si l’on scrute le système politique russe actuel, toujours empreint d’une même tradition autoritariste, inaugurée sous l’empire des Tsars et prolongée par le régime soviétique. La vraie parenthèse, le seul moment contre-révolutionnaire fut probablement celui, aussi chaotique que générateur de libertés, des années Eltsine. Faudrait-il alors ajouter au processus révolutionnaire une « troisième voie », ni thermidorienne, ni populiste ? Une voie de survie, un peu à l’image de la théorie de Jared Diamond sur le facteur politique qui « décide du maintien ou de la disparition des sociétés humaines ». Avec une question dans le cas russe contemporain: l’adaptation ultime et salvatrice du système politique, autrement dit le « réformisme » peuvent-ils constituer l’aboutissement d’un phénomène révolutionnaire ?
Martin Malia, « Histoire des révolutions », Editions Tallandier, 2008.