Les « Origines du totalitarisme », ouvrage phare de la philosophe Hannah Arendt paru en 1951 « après cinq années de travail harassant », n’ont jamais perdu de leur triste actualité. Ils furent notamment publiés conjointement avec « Eichmann à Jérusalem » dans une présentation à la fois exégétique et passionnante sous la direction de Pierre Bouretz, Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Quarto, Gallimard, 2002). Ce dernier propose récemment un opuscule supplémentaire sur la genèse et les conditions intellectuelles d’élaboration de son ultime chapitre « Idéologie et terreur », livré dans la traduction de la version allemande originale. Additif qui n’est pas de pure forme car il contient les articulations essentielles pour comprendre la pensée de celle que son biographe Hans Jonas, qualifiait de « passagère sur le navire du XXème siècle ».
Au travers de diverses correspondances, de confidences récoltées ici ou là et de sa connaissance exceptionnelle du personnage qu’était Hannah Arendt, Pierre Bouretz reconstitue le parcours de ce texte. Il nous en décrypte les arcanes depuis les mots griffonnés dans un carnet de pensée lors de la traversée de l’Atlantique qui la conduisait vers l’Europe, « Idéologie=logique d’une idée », jusqu’aux conditions dans lesquelles ce texte viendra finalement occuper la place qui est désormais la sienne dans ce monument de réflexion philosophique résolument humano-centrée. Une philosophie finalisée, après la douloureuse expérience d’apatride, dans son ouvrage « La condition de l’homme moderne » de 1958.
Puisant conjointement dans Montesquieu et dans son « bon vieil Augustin » -elle consacra sa thèse sous la direction de Karl Jaspers au « concept d’amour » chez ce père de l’Eglise-, Hannah Arendt développe une approche du « régime totalitaire » qui ne peut qu’intéresser la psychanalyse dans l’exploitation du concept essentiel de « Zwischen-raum » : cet « espace intermédiaire » qui s’ouvre « entre des hommes lorsqu’ils entreprennent quelque chose en commun ». Pas très éloigné, en langage lacanien, de l’arbitraire qui s’infiltre entre deux signifiants, ce mystérieux interstice évoque également ces carreaux séparés par le « joint transitionnel » dans le pavé mosaïque du Temple. Il crée à la fois « de la distance et du lien » entre des êtres rendus ainsi capables de penser, d’exprimer un désir dirait l’analyste, potentialité dont le régime totalitaire -nazisme et stalinisme- recherche la complète abolition. Cette disparition progressive mais inéluctable de cet « espace de liberté » mais aussi celle des « espaces vides » organisée par la « terreur » finissent par enserrer dans « un lien d’acier » les hommes au point de ne plus les faire exister « qu’au singulier ». Cette négation totale d’une altérité -aussi bien l’Autre pour soi que l’Autre en soi- anéantit toute chance pour l’être d’accéder à son identité. On pense immanquablement aux conditions détournées, spoliées et perverties de la constitution contemporaine des groupes où, « serrés les uns contre les autres », les hommes recherchent des garanties à leur existence. Un phénomène qui vient rappeler le rapport toujours aussi ambigu de l’homme aux pouvoirs les plus extrêmes : affolé par sa propre angoisse, l’individu préfère disparaître et devenir « l’infinitésimale cellule du corps social », expliquait le psychanalyste Gérard Mendel sans doute inspiré par la philosophe allemande. Il s’efforçait ainsi d’éclairer certains des ressorts de l’hystérie collective rencontrée par exemple dans le domaine du sport comme en politique.
Usant d’une autre notion dont s’inspire l’actualité, Hannah Arendt étaye son raisonnement sur le fait qu’à la différence des régimes tyranniques, « ceux qui détiennent le pouvoir dans les régimes totalitaires » promeuvent un « retour aux sources de l’autorité », une sorte de fondamentalisme avant l’heure. Un système où les « lois du mouvement » priment sur les « lois de stabilisation » dont fait usage toute « communauté normale ». La seule issue, selon elle, réside dans la conjonction d’une réaction humaine et de son « commencement », concept la encore puisé chez saint Augustin. Une formule contenue dans la « Cité de Dieu » est présentée en guise de conclusion : « l’homme a été créé afin qu’il y ait un commencement ».
Hannah Arendt, « Idéologie et terreur », Introduction et notes de Pierre Bouretz, Traduction de Marc de Launay, Coll. « Le Bel Aujourd’hui », Editions Hermann, 2008.