Les ouvrages de John Cornwell sentent toujours un peu le souffre. Après son essai controversé sur « Le pape et Hitler, l’histoire secrète de Pie XII » paru en 1999 lequel fait en quelque sorte toujours débat, cet historien et journaliste s’attaque à un autre sujet sensible : la responsabilité de la communauté scientifique allemande pendant le troisième Reich et, plus généralement, la question de savoir si la recherche scientifique peut rester à l’écart, voire se dédouaner au nom même de la spécificité de la science, de l’environnement politique dans lequel elle évolue. On pourra toujours émettre une critique sur l’angle d’attaque choisi par l’auteur mais on ne pourra pas lui reprocher ses sources et ses références dont l’abondance ne constitue pas le moindre des atouts de cet ouvrage.
L’auteur nous retrace dans une introduction qui se prolonge dans les premiers chapitres une « chronique de la science allemande » dès le début du XXème siècle. Chronique qu’il accompagne de réflexions personnelles où pointe déjà une sorte d’anti-germanisme illustré par sa crainte d’une Allemagne trop puissante au sein de l’Union européenne actuelle. Faut-il y voir une conséquence de son histoire personnelle lorsque, « petit garçon » en 1944, il eut à vivre les chutes de V1 sur Londres ? Toujours est-il que John Cornwell montre avec force détails comment l’Allemagne était déjà dans les trois premières décennies du siècle qui nous précède « la Mecque de la science » -on interprétera pas la dimension inconsciente de la métaphore- dans tous les domaines qui composent la « Wissenschaft ». Un champ de connaissances étendu, en avance sur d’autres puissances européennes et que l’arrivée d’Hitler va résolument doter d’une tonalité raciale absolue, élément déjà en fermentation chez certains chercheurs allemands de renom.
Non seulement le nazisme va prendre appui sur la « science authentique » pour développer des théories hygiénistes et antisémites mais il va également requérir cette dernière pour mettre au point toute sorte d’armes destinées à éradiquer ce que les responsables du troisième Reich tiennent pour une « menace ». De la médecine -et en particulier la psychiatrie- aux mathématiques en passant par la physique, la biologie ou la chimie, aucun domaine n’échappera à la mainmise des collaborateurs du Führer. Premières et immédiates conséquences de la prise du pouvoir par Hitler, l’exclusion de tous les savants d’origine juive : un millier d’universitaires furent ainsi chassés des centres de recherche et plusieurs centaines de professeurs, notamment ceux du célèbre Institut Kaiser Wilhelm, contraints à la démission. Un exode de 25% de la communauté des physiciens dont un certain nombre de « nobélisés » parmi ceux de l’Université de Heidelberg, des centres de Berlin ou de Göttingen, à l’époque « centre mondial de la physique mathématique ».
« Intraitable », Hitler ne tint aucunement compte des risques inhérents à cette décision : « une perte pour l’Allemagne et un gain immense pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis », souligne l’auteur. Lequel développe une idée qui va servir de fil conducteur à l’ensemble de son livre : il montre à plusieurs reprises comment la nature et la structure du pouvoir hitlérien -et les peurs intrinsèques à ce régime de terreur- ont pu freiner ou faire manquer au IIIème Reich certaines avancées technologiques ou découvertes scientifiques de première importance. Et d’expliciter, contrairement au mythe hitlérien, comment l’industrie de guerre par ailleurs si performante, pouvait également subir les conséquences de « l’anarchie d’un système polycratique » et des « demandes contradictoires », voire « la corruption », dans un domaine dont son principal responsable, Göring, n’était pas spécialiste.
John Cornwell éclaire en particulier la question de l’arme nucléaire où l’auteur relate la réunion cruciale, au printemps 1942, du savant Heisenberg autour d’Albert Speer, chargé par Hitler de reprendre les responsabilités du ministre de l’armement et des munitions, Todt, mort énigmatiquement lors du décollage de son avion : convaincu qu’il était désormais impossible de gagner la guerre, ce général venait de recommander à Hitler la recherche d’une solution politique. Réunion dont l’interprétation fait débat : alors que l’Allemagne nazie recherche de nouvelles armes pour retourner la situation difficile de 1942 -entrée en guerre des Etats-Unis et difficultés sur le front russe- le savant Heisenberg donna le « sentiment que les conditions techniques de réalisation d’une bombe atomique n’étaient pas réunies » et qu’un délai de deux ans serait nécessaire pour y parvenir. Argument utilisé par Heisenberg pour nourrir l’hypothèse, et sa réputation dans l’après coup, d’un sabotage délibéré de sa part du programme et, selon lui, un témoignage de sa conscience qu’une telle puissance destructrice ne devait pas entrer en possession des nazis. Ce qui ne l’empêcha nullement de poursuivre ses travaux et la mise au point d’autres armements, de recevoir le « prestigieux prix Copernic de l’Université du Reich de Königsberg, de collaborer au quotidien nazi « Völkischer Beobachter » et d’être finalement recommandé par Göring pour la Croix de guerre de première classe. Autant de contre arguments comme on le voit.
On appréciera comme ultime éclairage le développement conclusif de l’auteur sous la forme d’un chapitre consacré à « Farm Hall », ce lieu où furent assignés à résidence quelques savants nazis après la capitulation de Berlin. Un séjour sous haute surveillance et qui permit de recueillir les confidences des intéressés dont celles d’Heisenberg. Peut-être John Cornwell fait-il preuve de naïveté lorsqu’il reprend à bon compte les paroles des « invités » qui « ne croyaient pas à l’existence de micros » dont toutes les pièces où ils résidaient étaient pourtant truffées. Intérêt de ces bandes : aucun de ces savants ne manifesta de remords pour ses travaux pendant cette période tout en s’exonérant de ses responsabilités. Cela au nom même de la « pureté » de la science. La science contre l’histoire en quelque sorte. Mais c’est la seconde qui aura finalement jugé la première.
John Cornwell, « Les savants d’Hitler, histoire d’un pacte avec le diable », Editions Albin Michel, 2008
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