28 juillet 1945-octobre 1946. Un procès : celui des bourreaux nazis à Nuremberg. Un procureur américain : Thomas J. Dodd, seul civil parmi quatre juristes. Et une correspondance particulière : celle adressée à son épouse demeurée aux Etats-Unis. Découvertes quarante-cinq après leur rédaction par son fils, devenu Sénateur comme son père, ces lettres de Nuremberg témoignent finalement de la rencontre d’un homme avec « l’histoire en train de se faire ». Mais aussi avec l’insoutenable. D’où des missives à son épouse au travers desquelles on devine, sous le récit de l’anecdote la plus futile et l’empressement amoureux le plus démonstratif, le nécessaire exutoire, la salvatrice analyse. Il se confie d’ailleurs dans une lettre du 22 août 1945 : « A force d’être quotidiennement confronté à cette tragédie », il se dit « assommé sur le plan mental ».
D’autres témoignages encore plus subjectifs -mais pouvait-il en être autrement ?- surgissent et viennent éclairer l’organisation, la mise en place et le déroulement des travaux du Tribunal : la description de son périple pour arriver jusqu’à Nuremberg lui donne l’occasion d’évoquer son passage par Londres où des Britanniques « égarés dans les décombres de l’East End » posaient sur lui « des regards qu’il était incapable de soutenir ». Il s’étonne, lors de son escale à Paris, de trouver encore des « gens qui parviennent à rester riches malgré l’occupation ». Son arrivée dans la ville de « Nuremberg dévastée », autrefois symbole tristement glorieux des célébrations nazies, lui renvoie comme en miroir, les atrocités commises au cours du second conflit mondial.
C’est de l’intérieur du procès que Thomas J. Dodd décrit en particulier les « rivalités entre alliés » : il regrette la « grossière erreur de Washington » d’avoir choisi une « clique de colonels » américains pour représenter l’accusation, devenue pléthorique. Il fustige une participation soviétique perçue comme le « talon d’Achille de ce procès ». Ses accusations lancées contre les juristes moscovites de le « retarder », rejoignent celles plus générales de la délégation américaine sur « des crimes identiques sinon pires » commis par les Russes et qu’il conviendrait aussi de juger. Une ambiance qui annonce la période, très proche, de la guerre froide. Il note des Français qu’ils « brillent par leur absence »
L’intérêt de l’ouvrage provient évidemment du récit, doublé de descriptions psychologiques, des interrogatoires d’Alfred Rosenberg, Reichsminister des territoires occupés de l’Est, de Walther Funk qui dirigea la Reichsbank, du maréchal Wilhelm Keitel, chef de l’Etat-major de l’armée allemande ou de Joachim Von Ribbentrop, Ministre des affaires étrangères. Mais les pages les plus troublantes portent sur Hermann Göring, lequel « jouissait manifestement de se trouver dans la position du successeur d’Hitler et de numéro un nazi actuel » avant que son « arrogance » ne s’effrite lors d’un contre-interrogatoire mené par le juge Jackson. Autant d’éléments supplémentaires à verser aux archives de l’histoire de ce procès, pourtant minutieusement scruté à l’époque par la presse internationale. Outre la description des sourdes rivalités autour du Führer, Thomas J. Dodd ose montrer comme pièces à conviction les « peaux de prisonniers tatoués » ou la « tête réduite d’un prisonnier polonais », les deux transformées en « objets de décoration d’intérieur ». Ces lettres livrent aussi à la connaissance du public des documents tombés entre ses mains comme les minutes d’un colloque secret entre Hitler, Blomberg, Von Fritsch, l’amiral Raeder, Göring et Neurath du 5 novembre 1937 montrant que les nazis ne pensaient « être prêts pour la guerre qu’entre 1943 et 1945 ».
Le lecteur s’étonnera souvent du fait que l’auteur de ces lettres passe sans ménagement de l’intense compte-rendu d’une journée de procès à l’évocation nostalgique, sinon naïve, d’un problème domestique sans réelle importante. Il ne s’agit vraisemblablement que d’un moyen de distanciation, un mécanisme de défense psychique pour un homme dont tout indique qu’il ne fut « plus jamais le même » à son retour aux Etats-Unis.
Christopher J. Dodd, Lary Bloom, « Lettres de Nuremberg, le procureur américain raconte », Presses de la cité, 2009.