Le Corps de ballet de l’Opéra de Nice a donné hier soir une magnifique démonstration sur le fait qu’un auteur pouvait inspirer des interprétations très différentes aux chorégraphes. Pour cette première manifestation, l’Etablissement lyrique de la rue Saint-François-de-Paule avait choisi deux pièces – à l’origine deux pantomimes – du compositeur espagnol Manuel de Falla : « Le Tricorne » et « L’amour sorcier », deux ballets écrits lors de son retour en terre madrilène après sept années parisiennes où il fréquenta Debussy, Dukas ou Ravel.
La création en juillet 1919 de « El Sombrero de tres picos » (le « Tricorne ») à l’Alhambra Théâtre de Londres consacra la collaboration entre trois géants de la culture et de l’art : les danseurs du Ballet russe de Diaghilev, les décors et costumes de Picasso et la musique de Manuel De Falla. Que raconte l’histoire ? Au cours d’une promenade par une chaude journée d’Espagne, un vieux « Corregidor », le Gouverneur de la ville, tente de séduire une jeune meunière : point de départ d’une farce folklorique où l’autorité est raillée, l’amour véritable finalement consacré et le peuple largement diverti. Si l’on peut se féliciter d’une parfaite symbiose du travail d’équipe entre danseurs, orchestre et responsables des décors, on peut en revanche s’interroger sur les choix de la chorégraphe et Maître de Ballet Eleonora Gori qui a peut-être péché par excès de classicisme : la parfaite exécution de l’œuvre par les artistes du Corps de Ballet de l’Opéra de Nice, en nette harmonie dans les évolutions de groupe, et en particulier les performances pour la représentation de la Première de Aldriana Vargas dans le rôle de la meunière, de Andres Heras Frutos dans celui du meunier et de Stéphane Ferrand, très drôle pantin désarticulé pour le Corregidor, ne parviennent pas complètement à ôter le sentiment d’un argument qui a semblé, si l’on ose dire, prendre parfois le pas sur l’expression et le mouvement. Au risque d’enfermer éventuellement l’œuvre dans un registre strictement conventionnel. Les décors et les costumes de Caroline Constantin – la magnifique fontaine de mosaïque bleue dans un jeu de lumières rouges et orangées croisées vient rappeler l’Espagne chaleureuse et sensuelle de El Andalous – auront parfois davantage contribué à l’atmosphère hispanisante que l’évolution et le mouvement scéniques des danseurs.
Curieusement, la deuxième partie proposa en quelque sorte la démarche inverse. Il est vrai que « L’amour sorcier », dont l’action se déroule également en Andalousie, se veut à l’origine une « gitanerie musicale », revue plusieurs fois par Manuel de Falla : au départ pantomime pour orchestre de chambre, elle devient une pièce pour orchestre symphonique avant de prendre la forme définitive du ballet où les parties anciennement chantées sont remplacées par des instruments. La trame est a priori aussi simple que celle du « Tricorne » : une femme nommée Candela, hantée par son ancien amant au point de voir son amour actuel pour son fiancé entravé, utilise un sortilège qui va détourner le spectre vers une autre gitane. Il appert que l’œuvre recèle d’autres dimensions, une atmosphère onirique, une épaisseur de mystère – accentuée par le beau et sombre registre vocal de la mezzo-soprano Patricia Fernandez – et que les deux chorégraphes Jean-Gérald Dorseuil et Nathanël Marie ont largement exploitées pour proposer au public niçois une version essentiellement orientée vers la créativité et l’expressivité corporelle. Avec parfois, pour seul décor, des jeux d’ombre et de lumière dont un théâtre de silhouettes mouvantes sur fond d’une nuit bleutée particulièrement réussi ou l’exploitation ingénieuse de multiples projecteurs sur la scène elle-même. Une interprétation qui sous le sceau de la modernité, entend restituer la violence de l’histoire, les souffrances des corps contrariés dans leurs désirs. On mentionnera la superbe interprétation de Laure Zanchi dans le rôle de Candela et celle de la « danse du feu follet » par Hervé Ilari.
On ne ménagera pas non plus les félicitations à l’égard de l’Orchestre philharmonique de Nice sous la direction du Maestro Sergio Monterisi lequel a su faire partager, entre attaques musicales enlevées de ces mélodies espagnoles et moments de douceurs plus familiers du répertoire classique, ce mélange d’inspirations qui marque toute l’oeuvre de Manuel de Falla. Une musique vivante où les castagnettes peuvent librement dialoguer avec les percussions avant d’être interrompues par une large envolée lyrique de cordes. Et un compositeur qui n’hésite pas non plus à adresser un clin d’œil au génie de Beethoven en reprenant le fameux « sol, sol, sol, mi bémol » du premier mouvement de la Vème symphonie lorsque les gardes du Corregidor viennent eux aussi, comme le destin, « frapper à la porte » !