« C’était une mort sereine, ça a été très beau ». Ces mots sont ceux de Laurent Desmard, son secrétaire personnel,resté au chevet de l’abbé Pierre durant ses dernières heures de vie. Pourtant, à 94 ans, l’écclésiastique trainait encore quelques temps plus tôt son corps souffrant, enveloppé dans son traditionnel manteau noir, sur le théâtre des derniers combats en faveur de la dignité humaine. Son indéboulonnable béret vissé sur la tête, l’abbé continuait à interpeller les politiques, à s’insurger contre la misère.
Son combat commence dès 18 ans. Héritier d’un père « soyeux »lyonnais, il s’empresse de distribuer son patrimoine à des bonnes œuvres. Dans la foulée, le jeune homme rejoint l’ordre mendiant le plus pauvre : les Capucins. En 1939, lorsqu’ éclate la seconde guerre mondiale, sa vie bascule. L’abbé Pierre a alors 27 ans et décide de s’engager dans la résistance. Il fabrique des faux papiers pour ses camarades, aide des juifs à échapper aux nazis. Mais n’oublie pas Dieu pour autant. Il reste aumônier.
Le conflit achevé, il fait un crochet par le monde politique. Elu sous l’étiquette MRP, l’abbé Pierre devient député de la Meurthe-et-Moselle en 1945. Lui-même dira plus tard, non sans humour, qu’il était un très mauvais représentant du peuple. Il ne fera qu’un seul mandat. C’est durant ce dernier que l’homme d’Eglise s’installe à Neuilly-Plaisance dans une maison en ruines. Petit à petit, il la remettra en état et, un matin de 1949, un homme frappe à sa porte. C’est un ancien détenu qui vient demander de l’aide. Il s’appelle Georges. L’abbé lui répondra cette phrase magnifique : « Je ne possède rien, mais si tu veux m’aider, nous pourrons en aider beaucoup d’autres ». Ce sera le point de départ de l’association Emmaüs.
L’appel de l’hiver 1954 le fait définitivement entré dans le cercle des grands hommes français du XX siècle. Après la mort, le premier février, d’une sexagénaire expulsée de son appartement, l’abbé Pierre lance un appel sur radio Luxembourg. D’un ton révolté, il exhorte les gens à donner en faveur des sans-abris. C’est un triomphe et le début d’une longue histoire d’amour avec les Français.
L’abbé était aussi un ecclésiastique différent. Ses prises de position et ses nombreux coups de gueules sont restés célèbres. Il déplorait ainsi le célibat des prêtres et regrettait que les femmes ne puissent être ordonnées. Bref, c’était quelqu’un qui osait dire ce qu’il pensait. Electron libre, le fondateur d’Emmaus a su trouver le juste équilibre entre discipline et rébellion. Le Vatican lui a d’ailleurs toujours accordé une discrète bénédiction comme si l’Eglise avait compris qu’il y avait plus à gagner qu’à perdre avec une star comme lui.
La star des abbés
Car depuis son retour sur la scène publique au début des années 80, l’abbé Pierre était devenu une véritable vedette, très prisée des plateaux de télévision. Pour faire entendre son message, il n’hésitait pas à se prêter au jeu médiatique, aux paillettes même. Il disait : « les médias existent, il serait idiot de ne pas les utiliser ». Quand il sortait de sa réserve, c’était toujours pour la bonne cause. Le prêtre profitait des micros qu’on lui tendait pour jouer le rôle de poil à gratter. Souvent, l’abbé ne mâchait pas ses mots, comme le jour où il expliquait « Si tu refuses le préservatif, tu es un salaud ». D’ailleurs, combien de fois a-t-on pu lire que l’abbé Pierre repartait en guerre, harcelant les pouvoirs publiques et rappelant à l’opinion que la lutte doit continuer ?. Un nombre incalculable.
Le plus étonnant restait l’endurance de l’homme. Sa capacité d’indignation demeurait toujours renouvelée, jamais épuisée. Pendant longtemps, le fondateur d’Emmaus s’ést battu pour la réquisition des appartements vacants en faveur des mal-logés. Afin d’être entendu, il refusera la légion d’honneur en 1992. En vain. Alors, il emploiera les grands moyens : le squat. A 80 ans, l’abbé Pierre vient en personne soutenir l’occupation d’un immeuble par l’association droit au logement, rue du Dragon à Paris. Autre combat qui lui tient à cœur : les sans-papiers. En 1996, c’est un vieil homme entêté et déterminé qui est aux cotés de ceux qui se sont réfugiés à l’église Saint Ambroise. Il était l’inventeur de la loi du tapage. « La voie qui crie fait s’intéresser aux autres » dira de lui, Bernard Kouchner.
Au fil du temps, l’abbé Pierre était devenu à la fois l’ami et la mauvaise conscience des hommes politiques. Le prêtre avait ses entrées à l’Elysée où il pouvait aller négocier en direct la cause des « petits ». Il avait l’habitude d’expliquer que « l’homme politique pour ne pas devenir bête à besoin d’avoir pas loin de lui ceux qui l’empêche de dormir ».
En quarante ans de présence médiatique sans nuages, de coups de gueules à répétitions, un seul dérapage. L’affaire Garaudy provoque une tempête en avril 1996. L’homme d’Eglise donne sa caution à l’ancien communiste Roger Garaudy, un vieil ami. Ce dernier vient de publier un livre aux thèses négationnistes. Certains journaux se déchainent sur lui, comme ils le font parfois avec ceux qu’ils ont vraiment aimés. L’abbé Pierre est alors rayé des membres du comité d’honneur de la Licra. La controverse fait rage et ces amis ne comprennent pas. Dépassé par l’ampleur de l’affaire, blessé, il prend ses distances avec son ami et avec la France. L’abbé retire ses propos et s’exile pour quelques temps en Italie.
Pourtant le mythe n’est pas écorné. Dès son retour, les Français lui accordent le pardon et l’abbé Pierre revient très vite en haut des sondages de popularité. Depuis les années 90, il occupait sans faillir la première place du top 50 des personnalités du Journal du Dimanche. Il demandera d’ailleurs qu’on retire son nom de la liste en 2004, après quatorze ans de règne quasi-absolu. Un record. A plus de 90 ans, élevé enfin au plus haut rang de la légion d’honneur, l’écclésasiastique restait le « chouchou » toutes catégories des Français. Un modèle, un héros, toutes générations confondues. Les médias ne s’en lassaient pas et continuaient à en faire une icône. Malgré lui.
Pourquoi un tel culte, pourquoi l’abbé Pierre a suscité tant d’amour ? Peut être tout simplement parce que le vieil homme en a lui-même beaucoup donné. Peut être aussi parce qu’il a su parler vrai, sincère, livrant son cœur et ses doutes. Enfin et surtout, l’abbé a su rester fidèle à sa parole, par ses actes, jusqu’au bout, malgré les années qui pèsaient. Quoiqu’il lui en coutait. Même au prix de sa santé, même en fauteuil roulant, même quand sa voix ne portait plus.
Le jeune homme idéaliste qui rêvait que l’altruisme et l’amour soient contagieux, était devenu un vieux monsieur. Sans illusions mais qui n’avait jamais renoncé. Il est là pour tous. Il était là. Si on ne devait retenir qu’une phrase de l’abbé Pierre, ce serait celle qu’il a prononcé le premier février 1954 : « Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir. Ici, on t’aime ».