Dans les années trente en Russie soviétique, « il y eut aussi quelques morts naturelles ». Sous la phrase au ton anecdotique, presque distancée avec l’histoire, se révèle une biographie empreinte d’un implacable réquisitoire. Spécialiste mondialement reconnu et plusieurs fois primé pour ses études sur la Russie, celle de l’ancien régime comme celle de la révolution bolchévique, Simon Sebag Montefiore nous livre cette fois-ci une chronique magistrale, un tableau complet et sans état d’âme d’un des moments les plus sombres et les plus sanglants de l’époque soviétique : celle qui fut dirigée par le « camarade Staline ». S’il nous décrit en détails la « cour », véritable noyau dur de quelques « apparatchiki », ces collaborateurs et privilégiés du système qui entouraient le « petit père des peuples », son ouvrage met surtout l’accent sur le fonctionnement impitoyable et monstrueusement froid de la machine du pouvoir. Machine dont il parvient, en outre, à montrer comment ses rouages épousèrent les multiples manifestations de la structure paranoïaque en place chez le dictateur géorgien. S’il introduit son ouvrage par le suicide tragique de Nadejda, l’épouse de Joseph Djougachvili, présenté comme un révélateur des horreurs à venir du régime stalinien, l’historien nous place d’emblée avec un luxe inouï de précisions, résultat des nombreux entretiens avec les descendants -et autant de rescapés-, au cœur des appartements et des bureaux du Kremlin. Un lieu où les fonctionnaires et les gardes devaient, au passage du dictateur, s’immobiliser, se plaquer contre le mur et ouvrir les paumes de leurs mains. Comme au jour succède la nuit, il nous guide ensuite parmi les dédales des machinations ourdies dans les couloirs du Politburo avant de nous faire passer tout aussi naturellement dans les salles souterraines de tortures de la Loubianka, la tristement célèbre prison du ministère de l’intérieur et des services secrets.
Que le lecteur se rassure, il lui permet de s’oxygéner l’esprit quelques instants en le laissant profiter de ces moments qu’on peine à imaginer dans une ambiance aussi macabre : les soirées arrosées à la datcha du géorgien, située dans la proche banlieue de Moscou, et autour duquel ripaillent, chantent et dansent, faussement insouciants, les ministres, commissaires du peuple et autres membres de sa garde rapprochée. On découvre alors sans autre transition un père affectueux et attentif à l’éducation de ses enfants, un séducteur invétéré qui n’hésite pas à conquérir la jeune épouse d’un de ses acolytes, un patriarche presque débonnaire et las tel que pourrait le décrire Gontcharov dans un de ses interminables romans.
Les purges staliniennes nous sont contées avec une minutie qui friserait le morbide si elle ne faisait pas œuvre utile pour l’historien et le politologue, voire même le psychiatre: dékoulakisation, grands procès de Moscou, terreurs qui vidèrent l’Etat-major militaire d’une partie de ses meilleurs officiers, déportations massives des populations du Caucase accusées de collaboration avec les nazis pendant la « grande guerre patriotique », élimination des « blouses blanches », toute une cohorte de médecins dont celui personnel de Staline devenu obsédé par sa santé. Eléments à même de nourrir abondamment le sentiment de vivre dans une atmosphère délétère, confite d’arbitraire et d’incertitudes et qui atteint le quidam comme le potentat. Personne ne se trouvait à l’abri des suspicions du tyran, pas même sa propre famille. A l’exception de ses enfants.
Ce n’est pas le moindre des mérites de cette volumineuse et passionnante étude de Montefiore que celui de parvenir à nous restituer et à nous immerger dans ce climat malsain et glauque. Lequel éclaire, quoi qu’en dise les bonnes âmes de la « démocratie souveraine » et de la « verticalité du pouvoir » en Russie contemporaine, les reliquats mentaux hérités de cette terrible ère soviétique, comptable de plusieurs millions de morts. Lorsqu’on lit généralement la biographie d’un homme respectable et digne, les ultimes moments de son agonie peuvent être ressentis avec une sorte de tristesse intérieure par le lecteur imprégné du récit. Ceux de Staline, en revanche, ne parviennent qu’à provoquer le sentiment d’un immense soulagement. Et encore. C’est dire la puissance littéraire de cet ouvrage.
Simon Sebag Montefiore, « Staline, La cour du tsar rouge », Editions des Syrtes, 2007, 793 p., 29,50 euros.
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