Levons le pied sur la main de Thierry Henry ! Et jetons un œil aussi distancié qu’attentif sur ce monde étrange du football. Que constate-t-on ? Loin de se limiter « territorialement » au seul espace du stade et de se cantonner « psychiquement » à la seule compétition sportive, le football, si l’on ose dire, déborde en touches et joue les prolongations tous azimuts à l’extérieur du terrain et au quotidien. Par instinct de survie -les contraintes mondialisées de la rentabilité- ou par ambitions -celles parfois démesurées de ses différents acteurs-, il est parvenu à se dégager de l’étroit domaine du sport. Pour finalement être investi de fonctions et de symboles qui dépassent les enjeux d’un modeste ballon rond. Suivi obsessionnellement par les caméras de télévision, au point de contribuer à la starisation des joueurs au dépend de l’évolution collective de l’équipe, cet objet sacralisé -on l’embrasse, le dédicace, on le vénère après l’avoir traîné dans la boue- nous renvoie en miroir nos espérances et nos frustrations. Et, finalement, notre violence qu’il sait si précisément exacerber.
Du Caire à Alger en passant par Khartoum, Dublin, Paris ou Marseille, la dimension politique et sociale du foot éclate en premier lieu à notre figure. Elle se veut tantôt apaisante, tantôt mobilisatrice. Selon le côté de la cage des buts où l’on se situe. Si prompts d’ordinaire à réagir, à commenter, voire à proposer une loi, les responsables politiques français, à gauche comme à droite, ont conservé un profil étonnamment bas après le match France-Irlande, pourtant à la une de tous les journaux télévisés du monde. Il ne faudrait surtout pas tirer l’hydre populaire de son sommeil. Seules quelques rares personnalités « décalées », moins engoncées dans leurs responsabilités, ont su teinter d’un peu de bon sens « l’affaire Thierry Henry » : on saluera, pour une fois, la ministre de l’économie Christine Lagarde, probablement inspirée par son pur « fair play » anglo-saxon. Outre manche comme sur la rive sud de la Méditerranée, l’Etat s’est emparé des « affaires du foot » devenues politiquement utiles : ponctuée de manifestations populaires, la demande irlandaise d’une nouvelle rencontre joue sur du velours pour rassembler une opinion publique largement divisée. Et frustrée après le deuxième vote sur le Traité de Lisbonne organisé sous la double contrainte des instances européennes et des impérieuses nécessités financières.
La question ne se pose même pas pour l’Algérie et l’Egypte : advenues avant et après les matches, en dehors du terrain et du temps de jeu faut-il encore rappeler, les échauffourées ne sont pas seulement intervenues dans les capitales égyptienne et soudanaise. L’acting out, la manifestation du mal-être en dehors du cadre requis, s’est d’ailleurs porté sur Paris et Marseille, villes dont on s’est bien gardé d’expliquer en quoi elles pouvaient être concernées par les résultats. Les violences inouïes entre supporters ont presque surpris les deux Etats méditerranéens, les amenant subtilement à prendre fait et cause pour leurs ressortissants menacés. Une attitude, pour l’un comme pour l’autre, destinée à occulter les graves carences démocratiques des institutions, les exécrables conditions économiques, l’explosion du chômage des jeunes. Un ballon gonflé à bloc ! On s’invective d’Etat à Etat, on convoque les ambassadeurs, on surfe sur la vague nationaliste. Histoire de rappeler qui détient le monopole légitime de la violence. Pour un peu, le bruit de bottes remplacerait celui des crampons.
Le football n’appartient plus aux footballeurs en raison également des finalités économiques. La publication du montant des salaires, ceux des entraîneurs comme ceux des joueurs dès la qualification pour le Mondial, torpille dans les esprits la connotation ludique pour y substituer, surtout auprès des jeunes, celle de l’identification envieuse : psychologiquement bienfaisante, la première existe encore heureusement dans d’autres sports comme le rugby ou les arts martiaux. Tabous et mis à l’index par la morale, prétexte dont abusent nos sociétés inégalitaires pour ne pas les évoquer, les enjeux financiers mêlant sponsors et médias, clubs et fédérations ont fait sombrer le football du « côté obscur » de la force. Il ne suffit plus de gagner en quatre-vingt dix minutes. Les buts doivent aussi rapporter à toute heure du jour et de la nuit : en témoigne l’affaire des paris dans le football outre-Rhin, le « plus gros scandale qu’il y ait jamais eu dans le football européen », selon l’UEFA. Et la police allemande de préciser le tableau : deux cents matches impliquant neuf pays européens truqués, des joueurs, entraîneurs et arbitres « achetés » pour manipuler le cours des matches. La Ligue des champions et la Ligue Europa ne seraient pas non plus épargnées.
Comme toute activité humaine, le football serait-il lui aussi condamné à terme à subir les effets de la pulsion de mort, à passer de l’organique à l’inorganique, à connaître, après l’acmé de la gloire, la spirale de la déchéance ? S’il ne précède pas encore celui d’une dotation pour chaque joueur d’un bracelet électronique qui vérifierait son emplacement sur le stade, le débat sur l’instauration de la vidéo comme juge ultime des rencontres sonne déjà comme un avertissement : en réponse à Zinedine Zidane -« on ne peut plus continuer comme cela »- et à la lettre adressée en ce sens par le porte-parole de l’UMP Frédéric Lefebvre au Président de l’UEFA, Michel Platini a rejeté cette éventualité. Cette mesure risque, selon lui, de « tuer le jeu ». Avouer que le remède s’avère pire que le mal revient à dire qu’il est déjà trop tard.