Déprogrammé puis rediffusé cette semaine sur la chaîne Arte, le reportage « La cité du mâle » fait retour dans un quartier de Vitry-sur-seine où, en octobre 2002, Sohane, une jeune fille de 17 ans est morte brûlée vive dans un local à poubelles. Le patient travail de Cathy Sanchez nous plonge au coeur d’une de ces cités qui semblent régies par des lois d’une déconcertante violence machiste. Univers particulièrement sombre dont la description suscite graduellement chez le téléspectateur un malaise grandissant doublé d’un inexorable sentiment de révolte. Examinons, d’un point de vue psychanalytique, les multiples articulations d’un processus contre-transférentiel -méfions-nous en!- d’une redoutable intensité.
L’archaïsme idéique: plutôt sous-tendus par la réactivité pulsionnelle qu’orientés vers la symbolisation, les propos puisent dans les oppositions les plus radicales. Conscients de leurs effets, les interlocuteurs répètent à l’envi des mots savamment provocateurs, seul indice d’une individualisation du discours. Marque de fabrique. Estampillage d’appartenance du vocabulaire.
L’interdit du dire: le silence devient une règle implicite. Une « omertà » de district, à peine écornée par l’apostrophe de la rencontre. Au début du reportage, un jeune homme menace d’une agression physique une femme qui s’adresse à la caméra sur l’événement d’octobre 2002. Ultérieurement, un autre rend la presse responsable de la condamnation de l’assassin de Sohane. Le mot ne désigne plus et contient encore moins. La communication est surtout gestuelle -voir les codes extrêmement ritualisés de salutation entre jeunes- et le dire vers l’extérieur, au risque d’une écoute indiscrète, transgresse une frontière. Il rompt un pacte territorial. Il est trahison.
Le primat obsessionnel du sexuel masculin: la norme par excellence. « Trouer » la femme circonscrit -de manière rassurante face aux affects perçus comme dévalorisants- la relation sexuelle à la pénétration violente. La puissance physique s’associe à la performance sportive: on pense au tir à l’arc et à la cible, métaphore paradigmatique de la victoire de l’actif sur la passivité. Le plus étonnant est le moment du reportage qui évoque l’homosexualité chez certains garçons de la cité: preuve de leur angoisse inhérente sur ce thème, ceux des jeunes interrogés sur cette orientation sexuelle chez d’autres expriment -la journaliste le leur fait d’ailleurs remarquer- une surréaction de dégoût. Répulsion quasi physique vis-à-vis d’un semblable qui ose reconnaitre un « autre en lui » et dont la révélation perturbe la classification élémentaire des genres. Les filles doivent ainsi masquer, dissimuler toute revendication de féminité, explique la réalisatrice. Le reportage montre une jeune fille d’allure masculine au surnom évocateur de « bonhomme ». Elle a pignon sur rue. En présence de la caméra, un jeune « métrosexuel » est, en revanche, toléré par ses condisciples.
La solidarité du groupe en lieu et place de la structure étatique: la discipline des frères l’emporte sur la loi du père, pour plagier Freud. L’émission n’en montre d’ailleurs aucun! La « horde primitive » dicte ses exigences. Actualisons le principe freudien de l’endogamie: lorsque les plus sages d’entre elles ne « demeurent pas à la maison », les filles -les soeurs d’autres garçons de la cité!- subissent les tournantes, ces viols collectifs dans les caves d’immeubles.
La confusion ambigüe des rôles familiaux. L’équation semble simple: père absent, omnipotence du grand frère. C’est surtout l’adoubement de ce rôle par la mère qui dénote une ambivalence. Affichant son désir de substitution, la mère s’enorgueillit de la prééminence de son aîné et place ce dernier dans un rôle inconscient de mari. La mère jouit du « Réel » de cette soumission qui consacre une féminité aussi iconique qu’indétrônable. Les filles pubères devront patienter.
L’islam comme « ersatz » identitaire: les clichés de l’islam -il faudrait s’interroger sur les raisons qui en font « la » religion des cités- fournissent les rudiments des assises identitaires. Prise comme un concept global, la religion devient un cadre purement structurant, un rite dénué de vitalité spirituelle en charge d’indiquer dans le détail les repères comportementaux à adopter sous peine d’effondrement intérieur.
L’omniprésence de la pulsion de mort: l’assassinat de Sohane est évoqué par un jeune, sans affect, sans émotion, sans regret. La psychiatrie s’émeut parfois pour moins que cela. La banalité du mal? La mort est consubstantielle à l’être humain: son destin est de mourir un jour, semble dire un des interviewés de Cathy Sanchez. L’atemporalité -aujourd’hui ou plus tard peu importe- signe le raptus morbide de la psyché par cette composante de l’inconscient. Elle témoigne du refus d’entrer dans le grand fleuve de la vie d’Héraclite. Un déni de la civilisation en mouvement, sujet d’étude auquel Balzac -nom pourtant donné à cette cité- a consacré une grande part de son oeuvre.