Avec le vote du Sénat sur la réforme des retraites, le gouvernement a incontestablement marqué un point. Dans un agenda politique perturbé par les grèves et leurs conséquences au quotidien, cette échéance a revêtu une signification particulière: une étape cruciale doublée d’un tournant pour la suite des événements. Un moment de vérité. Le problème risque toutefois d’en être l’interprétation. Contrairement aux espoirs élyséens -réels ou feints- de voir la page des protestations définitivement se tourner, il y a fort à parier que l’adoption de ce texte ne désamorce en rien le mouvement de contestation en France. Selon toute vraisemblance, ce dernier devrait même s’amplifier.
En cristallisant temporairement, voire par défaut, tous les mécontentements au point d’être l’élément déclencheur des multiples actions sur le terrain, le processus législatif sur les retraites en limitait également le cadre. Il en bornait la raison d’être commune. Il en rythmait le leitmotiv apparent. Un peu à l’image d’un souvenir-écran en psychanalyse dont la valeur tient à la relation entre le contenu d’une histoire récente, édulcorée et acceptable pour le sujet et un autre, réprimé, qui relate des épisodes traumatiques antérieurs: conservé au niveau conscient, le premier est indifférent. Le second est d’autant plus significatif qu’il est refoulé.
En prétendant éliminer le motif principal de la grogne, le passage en force à la Chambre Haute et le bouclage en accéléré du dossier pourraient en retour rompre les digues contenantes de la colère, laisser affleurer les véritables motifs d’une exaspération populaire croissante et nourrir une mobilisation plus intense. S’il se concrétisait, outre la faillite de la stratégie gouvernementale en la matière, ce scénario catastrophe prouverait aussi la perception erronée par le pouvoir des attentes des Français. En témoignerait la demande -faussement naïve?- du Ministre du travail adressée « aux syndicats de cesser d’appeler à manifester une fois la réforme adoptée » ou le fait de miser sur la période des vacances scolaires -en alimentant principalement les stations à essence sur les autoroutes- afin d’espérer siffler la fin de partie. Traditionnellement en décalage dans le timing de la protestation, l’agitation naissante dans les universités, dont plusieurs d’entre elles sont désormais bloquées, n’augure pas une trêve des hostilités.
Nettement plus complexe à canaliser, indépendant des logiques politiques ou éloigné d’argumentations protestataires spécifiques, ce mouvement d’insatisfaction attrape-tout requerra néanmoins un nouvel étayage: prix à payer pour une hyperprésidence où plus aucun fusible ne vient introduire la souplesse salvatrice dans la gestion institutionnelle des crises politiques, Nicolas Sarkozy devrait d’autant plus en faire directement les frais que ce mode de fonctionnement interdit toute reculade au locataire de l’Elysée. « Le monarque et la foule » résumait ainsi un grand quotidien helvétique à propos des tensions sociales en France. Ambivalente sur les circonstances de la « révolte » dans l’Hexagone, partagée entre « fascination pour ce romantisme révolutionnaire » et « l’inconstance des Français », relevant le paradoxe d’une majorité d’entre eux qui admettent la nécessité de cette réforme mais soutiennent les grèves dans les mêmes proportions, la presse étrangère ne se prive toutefois pas d’éclairer ses lecteurs sur le « sentiment d’injustice » qui, à tort ou à raison, prévaut en France. En Allemagne, le dialogue social fonctionne correctement et la très grande « réactivité aux exigences démocratiques », explicable par l’histoire tourmentée de ce pays, aurait conduit, selon les journaux, plus d’un ministre outre-Rhin impliqué dans une affaire judiciaire à la démission immédiate. Quant au plan d’austérité récemment adopté par le nouveau premier Ministre britannique -500 000 postes de fonctionnaires supprimés en cinq ans- le réflexe churchillien des Anglais combiné à la contribution symbolique de tous -la Couronne voit son budget également amputé- écartent pour le moment toute menace de contestation d’ampleur au Royaume-Uni.
Seule la carte du remaniement ministériel induisant un changement de cap pourrait constituer un électrochoc de nature à ramener le calme dans les esprits. Il ne faut toutefois pas trop en attendre: si la personnalité du chef de l’Etat le rend peu susceptible de promouvoir un compétiteur politique, l’attentisme prolongé de l’Elysée n’en trahit pas moins un choix du prochain hôte de Matignon à même d’être influencé par l’état intérieur du pays. Et pour cause. Pour filer la métaphore analytique, il en va de ce remaniement comme de l’interprétation en séance qui ne doit pas rater son coup: Sigmund Freud le rappelait à ce propos: « le lion ne bondit qu’une seule fois! ».